La pandémie du Covid-19 continue de causer des bouleversements à l’échelle planétaire. Au vu des chiffres communiqués quotidiennement, on est encore loin du reflux attendu pour soulager l’humanité de cette souffrance et cette peur indicible.
Aux conséquences socio-économiques déjà visibles, s’ajoutent aussi de brûlantes questions sur l’avenir, sur l’homme, sur notre humanité. Après l’éclairage de l’anthropologue Abdou Ndao, Ouestaf News donne la parole à un autre intellectuel africain de renom : le poète sénégalais Amadou Lamine Sall, lauréat des Grands prix de l’académie française. Dans cet entretien réalisé via courrier électronique, il livre un regard lucide sur le Covid-19. Une catastrophe sanitaire qui, selon lui, fait partie des multiples manifestations d’un siècle « puant et ténébreux », mais surtout qui « commence mal ».
Ouestafnews –Le Covid-19 fait des ravages dans le monde, avant d’aborder les grandes questions, dites-nous, à un niveau plus personnel, avez-vous peur ? Pour vous ? Vos proches ?
Amadou Lamine Sall –Peur pour moi, non ! Peur pour mes proches, oui. Peur pour tous ceux qui se réveillent le matin pour aller chercher une pitance, oui. Je suis bouleversé par la disparition de Pape Diouf, de Manu Dibango que le Covid-19 a vaincu. Non, je n’ai pas peur. Les pandémies ont toujours existé avec, souvent, des millions de morts. A l’État de jouer. Aux populations d’assumer leurs responsabilités de sécurité édictée par les corps soignants.
Ouestafnews –Dans le regard du poète que vous êtes, comment est perçu ce chaos planétaire, provoqué par la pandémie ?
Amadou Lamine Sall –Au delà de la punition divine évoquée, au delà des vanités, des élucubrations, des milliards de vidéos menteuses et amusantes qui embouteillent les réseaux sociaux, il y a cette réalité effrayante que ce monstre de virus s’est bien échappé d’un laboratoire où tout a échappé aux rigueurs d’un protocole médical non respecté. Nous devons méditer cette coûteuse bavure qui plonge le monde dans la terreur, le silence et le deuil. Les progrès de la science auxquels nous avons confié notre santé, notre avenir, nous assassinent froidement. La littérature, la poésie, la musique, comme science douce, apaisante et purificatrice, n’auraient pas commis un tel crime. La science ne devrait pas nous faire peur. Elle devait nous apaiser.
Ouestafnews – Parlant du chaos actuel, vous dites sur votre page Facebook que ce siècle « n’aura pas 100 ans ». C’est quand même une grosse affirmation. Qu’est-ce que vous entendez par là, le Covid-19 signe-t-il l’apocalypse ? La fin du monde ?
A.L.S – Ce siècle commence mal. Les grandes puissances marchandes et conquérantes ont aiguisé leurs coutelas. Voyez la géopolitique mondiale entre la Chine, les États Unis, l’Europe, pour s’en arrêter là. Regardez la rage et la complexité des conflits au Proche et au Moyen-Orient. Observez les sommets luxueux et la pitoyable vanité du G8. Pensez au réchauffement climatique et aux politiques désastreuses sur l’environnement et l’écologie malgré des signatures pompeuses et des accords trahis. Pensez à la longue mainmise de Boko Haram sur les pays du Sahel et la pétrification de nos États et de l’Union Africaine qui confient à la pauvre France notre destin. Oui, ce siècle est déjà puant, ténébreux, tendu, pessimiste. Et comme si cela ne suffisait pas, voici le Covid-19 qui s’invite et qui nous creuse des tombes comme si celles déjà creusées par les conflits ne suffisaient pas. Comment alors ce siècle pourrait-il avoir 100 ans ? Les poètes sont par nature de joyeux optimistes, mais notre terre va mal. C’est pour le moment un enfer climatisé, mais jusqu’à quand le peu de fraîcheur tiendra ?
Ouestafnews –Malgré son extraordinaire potentiel scientifique, l’Europe se retrouve dans le gouffre fatal d’une maladie infectieuse, pensez-vous que l’orgueil des grandes puissances peut s’en retrouver blessé ?
A.L.S –Il n’existe plus de grandes puissances. C’est un leurre et le Covid-19 l’a mis à nu. Il a mis à découvert toute leur fragilité, leur peur, leur pauvreté même. Désormais, plus notre terre se mondialisera plus elle se tribalisera. Chacun pour soi et tous pour soi. L’Union Européenne en a administré la preuve en laissant crever l’Italie, l’Espagne. Les solidarités ont vite pris la fuite. C’est une prodigieuse et inespérée leçon de politique internationale en temps de mort. A l’Afrique d’anticiper et de veiller à ce que personne désormais ne se lève avant elle pour lui couvrir les fesses. Le Covid-19 est à la fois un accélérateur d’égoïsmes, un forgeur d’humilité, un révélateur de priorités de santé et d’autosuffisance alimentaire. Que personne ne vienne plus faire le gros dos avec sa puissance nucléaire, ses industries, ses réserves d’or, son pétrole.
Ouestafnews-« Vaincus, nous nous relèverons mais nous ne serons plus les mêmes », dites-vous. Vous pensez vraiment que l’après pandémie sera différente, que la crise va accoucher d’un nouveau monde ?
A.L.S –Il n’y aura pas un nouveau monde. Ce monde-ci n’avait rien de nouveau. Il était le résultat de la victoire du néolibéralisme sur toutes les autres idéologies. Avant même la chute du mur de Berlin. A Moscou, Coca-cola, Christian Dior occupent aujourd’hui la place. Le monde a changé. C’est le règne de l’argent et du luxe. C’est le règne des oligarchies. Les pays arabes ne sont pas épargnés. Rien ne sera différent après l’émotion du Covid-19. La vraie nature qui gouverne le monde reprendra vite sa place. C’est plutôt maintenant que tout le monde en profitera, riches et pauvres, à tenter de se mettre à l’abri en accumulant mieux et plus et en ne comptant que sur soi-même, d’abord. D’autres virus arrivent.
Ouestafnews -Seriez-vous d’accord pour dire avec certains que cette pandémie montre quand même que l’Afrique n’est pas en marge de la mondialisation ?
A.L.S –A moins que je ne me trompe, vous semblez crier victoire pour l’Afrique face à sa posture actuelle et des conséquences moindres pour le moment que l’impact du Covid-19 a sur ses populations, contrairement à la catacombe en Chine, en Europe et les USA qui se liquéfient. Certes, mais attendons de voir. Ne crions pas victoire trop tôt. Le Sénégal n’est pas l’Afrique. Notre pays a fait jusqu’ici admirablement face à ce virus monstrueux. Prions pour que l’Afrique soit moins atteinte et que les mauvais chiffres s’arrêtent loin des frontières de notre continent. A la vérité, nous n’avons jamais été en marge de la mondialisation.
On s’est mis nous-mêmes en marge de la mondialisation en choisissant de gouverner nos peuples avec le diable et les hyènes. C’est une vérité connue et reconnue : l’Afrique est prodigieusement riche, mais on l’appauvrit et par commencer par ses propres enfants. Laissons enfin l’Europe tranquille. Elle ne fait que son job de brigand qu’elle n’a jamais cessé d’être depuis les conquêtes coloniales : voler, spolier, corrompre, conquérir, maquiller, trahir, “déculturer”. A l’Afrique de cesser d’accepter d’être son terrain de chasse et de jouissance. Coopérons mais sans émotion, sans faiblesse coupable. Nous sommes si beaux, si forts quand nous le voulons. Coopérons dans le respect, la justice, l’éthique.
Ouestafnews – On a vu de l’extérieur beaucoup « d’intérêt » pour l’Afrique, y compris dans des pays rudement touchés : vraie compassion ? Condescendance ? Ou simples vieilles habitudes ?
A.L.S –Le premier intérêt qui s’est manifesté pour l’Afrique, c’est de venir y expérimenter de douteux vaccins. Nous avons gueulé. Les hyènes démasquées ont pris la poudre d’escampette. Ensuite est arrivée une seconde vague de compassion. Les Grands Blancs ne peuvent pas comprendre que l’Afrique puisse résister au Covid-19. Cela leur est presque insoutenable ! Il faudrait que quelqu’un puisse nous expliquer pourquoi l’Union Européenne vient-elle nous apporter une aide financière, alors qu’elle a pris le temps de laisser crever l’Italie et l’Espagne, la pauvre France se traînant comme elle peut elle aussi, pour s’en sortir.
Est-ce également par orgueil que l’Europe ne profite pas de ce chaos planétaire, pour demander comme l’Afrique l’annulation de sa propre dette ? Prenez le temps d’aller voir l’ampleur de la dette de certains pays européens, pour se dire que l’Afrique n’a rien à se reprocher. La dette est nécessaire au développement, si on sait bien utiliser l’argent emprunté. Que ceux qui veulent nous aider dans cette crise mondiale viennent donc. Pourquoi leur dire non, même quand ils ont le Covid-19 sur le chèque ?
Ouestafnews – Quelle doit être désormais la posture de l’Afrique vis-à-vis de l’Occident à votre avis, en tirant les leçons de ce que nous sommes en train de vivre ?
A.L.S –La meilleure posture à tenir, c’est de commencer par travailler d’abord pour nous-mêmes, pour nos peuples. Commencer par bâtir avec ce que nous possédons. Commencer par nous respecter nous-mêmes, être dignes. L’Afrique a beaucoup trop donné et il est temps qu’elle pense enfin à elle-même. Il est aussi temps de réformer l’Union Africaine, d’en faire un outil enfin fiable, producteur de pensées, de concepts, d’actions, de solidarités.
Il faut réinventer l’UA. Elle fait honte. Il faut aller vite, très vite dans l’affirmation et la consolidation des cercles concentriques pour une unité régionale d’action et d’ensemble plus opérationnelle. Essayons d’avoir dans nos agendas de la semaine, un jour ou deux, où nous ne prononçons pas le nom de l’Europe, de la Chine, des USA, des pays du Golfe, où nous n’avons pas à la bouche la dette africaine, le retard de l’Afrique, mais seulement ce qui a trait à notre continent, à son développement, son indépendance, sa solidarité, son identité.
Laissons un moment tranquille les autres. Mais ce n’est pas vrai, par contre, que l’Afrique vivra seule et se développera seule sans les autres, sans la coopération internationale. L’Europe s’est développée avec nos ressources et nos richesses. Alors, pourquoi refuserions-nous l’argent qu’elle nous montre. Mais, commençons par coopérer entre nous Africains, nous développer entre nous Africains, respecter nos peuples démunis sinon dépouillés par les gouvernants Africains eux-mêmes. Respectons la démocratie, respectons nos Constitutions.
Ouestafnews – Pour prévenir les prochains virus et des crises à venir, vous professez « le règne de l’esprit », concrètement comment celui-ci doit se manifester ?
A.L.S –Comme j’aimerai justement que chaque sac de riz distribué au Sénégal soit accompagné d’un livre. Nous avons des milliers de tonnes de vivres distribués et pas un seul kilo de livres. Des centaines de camions qui sillonnent le pays sans un seul carton de livres. C’était là une belle occasion pour que les livres des écrivains sénégalais et africains soient distribués, que le Coran et la Bible soient distribués. Un livre c’est aussi un vivre. Dans le couvre-feu et le confinement, il sert. Pour vous dire que nous ne devons jamais marginaliser le savoir, la pensée, l’esprit. C’est par eux que nous résistons le mieux à la déperdition.
C’est par eux que nous nous renforçons intérieurement.Si le Covid-19 se révélait comme un virus que seule la lecture d’un livre par jour pouvait guérir, je serai le plus heureux des hommes car notre monde changerait. Voyez-vous, ceux qui lisent, ceux qui nourrissent la pensée, ceux qui chérissent l’esprit, ne se rendent même pas compte ni d’un couvre-feu ni d’un confinement. C’est une discipline personnelle du corps et de l’esprit. Voyez-vous, si vous désertez l’esprit il est alors temps de mettre l’espèce humaine sur la liste des espèces menacées à court terme.
Ouestafnews – Vous pensez que cela suffira pour sauver le monde ?
A.L.S –Je suis un croyant. Je crois aux forces de l’esprit. Rien ne sauvera le monde si ce n’est notre propre posture face au monde. Voyez ce que les hommes ont fait de notre terre. Dans moins de vingt ans, tous les glaciers vont fondre à chaque été. Cela changera beaucoup de paramètres dans notre vie sur terre. D’ailleurs, elle a déjà beaucoup changé notre vie sur terre. Nous avons fait beaucoup de mal à la nature. Ne disons pas qu’elle se venge ou qu’elle se vengera. La nature est meilleure que nous. Elle est plus généreuse, plus offerte, plus digne que nous. Elle ne se vengera pas. Elle laissera faire et quand nous ne la verrons plus, quand nous ne la sentirons plus nulle part dans nos vies, alors nous saurons mesurer le poids de notre crime et nous verrons de nos propres yeux la mort venir vers nous. Il sera trop tard. Vous avez vu et entendu comment la terre chante, comment les oiseaux volent, comment le ciel est bleu depuis que les avions ne décollent plus, que les usines ne fonctionnent plus à temps plein ? N’est-ce pas là un formidable message pour nous indiquer la voie ?
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