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Amérique, État mal-policier (Libre opinion)

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*Par Jeffrey Sommers

La mort de George Floyd, à terre et sous le genou d’un agent de police de Minneapolis, Derek Chauvin, a déclenché une vague de manifestations pacifiques ainsi que de violentes émeutes dans la plupart des grandes villes des États-Unis. Capté en vidéo de sorte que le monde entier a pu le voir, l’événement renforce le sentiment que les Afro-Américains sont exclus du grand récit du progrès que conte l’Amérique, où la condition de chacun est censée s’améliorer avec le temps.

Les données confirment ce sentiment. Selon une récente enquête de la Brooking Institution, en 2016, « la valeur nette du patrimoine d’une famille blanche moyenne est dix fois plus élevée que celle d’une famille noire moyenne ». Et tandis que les États-Unis ne représentent que 5 % de la population mondiale, ils comptent 21 % de la population carcérale du monde entier, dont un tiers se compose d’Afro-Américains.

Il est rare qu’une semaine se passe sans qu’on apprenne la mort d’Afro-Américains tués par la police ou des vigiles. On assiste chaque fois à la même consternation dans les médias et aux mêmes appels à réformer les procédures policières. Mais le problème n’est jamais résolu, pour partie parce qu’il représente lui-même de nombreux autres problèmes.

Pour commencer, beaucoup d’Américains acceptent de vivre dans une société où tout va aux gagnants et où les inégalités ne cessent de se creuser. Si le patrimoine et les revenus de ceux qui se situent tout en haut de la distribution continuent à augmenter, des dizaines de millions d’Américains ont du mal à payer leurs dépenses de soins de santé ou l’éducation de leurs enfants et manquent des biens essentiels. On le sait et on l’a répété. Mais ce qui passe souvent inaperçu, c’est que la responsabilité de la gestion des coûts sociaux de ce système a été déléguée à la police.

En général, les policiers sont blancs dans la plupart des zones urbaines et n’ont pas ou peu de rapports avec les populations sur lesquelles ils ont autorité. À ce déficit de contacts s’ajoute la part dans les effectifs d’anciens combattants, ayant auparavant mené des actions de pacification violentes en Afghanistan et en Irak, qui représentent un agent de police sur cinq. Ces anciens soldats ont été préparés à considérer les populations auprès desquelles ils ont la charge de maintenir l’ordre comme des menaces pour leur propre sécurité, sinon comme des ennemis.

Cela aussi est confirmé par les données. Ainsi à Boston, entre 2010 et 2015, pour 100 agents de police ayant servi dans l’armée, 28 sont impliqués dans des recours déposés pour usage excessif de la force ; lorsque les agents ne sont pas des anciens combattants, le nombre de ceux qui font l’objet d’une plainte pour ces mêmes motifs tombe à 17 pour 100. Et Boston ne fait guère figure d’exception. L’Amérique a l’obligation de donner à ses anciens combattants un travail convenable. Mais il ne fait aucun doute que seules de personnes ayant prouvé dans leur carrière qu’elles sont capables de désamorcer des situations tendues devraient être autorisées à servir en tant que policiers dans les zones urbaines.

Chauvin n’est pas un ancien combattant. Mais avec 18 plaintes antérieurement déposées à son encontre, il incarne bien ce qui ne va pas dans le système policier de l’Amérique. Car l’Amérique n’a pas moins d’obligations envers les pauvres des zones urbaines qu’envers les anciens combattants. À Detroit, Milwaukee, Saint-Louis, et dans nombre de zones urbaines désindustrialisées, les Afro-Américains vivent dans des conditions qui sont plus proches de celles de l’Afrique du Sud ou du Brésil que des autres pays riches.

Dans les communautés afro-américaines pauvres, qui connaissent l’insécurité économique, s’ensuit un cercle vicieux enfermant plusieurs générations. Les enfants sont nés dans un environnement où les rapports avec la police sont depuis longtemps à la confrontation plus qu’à la coopération. Et la police, quant à elle, confond suspicion et hostilité avec criminalité. Les policiers ne voient que trop communément dans les hommes noirs des suspects, et les traitent en conséquence. En réaction, nombre d’hommes afro-américains adoptent une attitude de suspicion et d’hostilité envers la police.

Les fondements structurels des disparités raciales sont le double produit de la négligence et d’une volonté délibérée. Pour y remédier, il faudra une stratégie déployée sur plusieurs plans.

La première des choses à faire est d’écouter Martin Luther King et de faire du plein-emploi le principe cardinal de la politique économique. Le président de la Réserve fédérale des États-Unis, Jerome Powell, a annoncé que la Fed n’avait aucune limite véritable dans sa capacité à financer les investissements publics. Dans ce cas, elle devrait adopter des propositions de dépenses comme celles du Green New Deal et financer l’emploi de travailleurs défavorisés, payés correctement, afin de faire progresser les secteurs, dont l’énergie propre, qui seront déterminants dans l’économie de demain. Celles et ceux qui n’ont pas d’expérience professionnelle pourraient être orientés vers des projets publics d’aménagement et de réhabilitation urbaine, à des salaires de débutants, qui leur permettraient d’acquérir des qualifications et de commencer à se forger une expérience.

La crise du Covid-19 a montré qu’une bonne part des métiers auparavant considérés comme des métiers de seconde zone étaient, en réalité, essentiels. Que ce soit dans les établissements de soin, dans l’alimentation, dans les transports ou dans les services de nettoyage, les Afro-Américains sont surreprésentés et ils y exercent des emplois méprisés avant la crise, desquels, en fin de compte, nous sommes les plus dépendants.

Pourtant, si l’on prend comme point de comparaison le salaire minimum, les travailleurs essentiels sont en Amérique les moins bien payés de tous les pays à hauts revenus. Alors que le PIB des États-Unis a été multiplié plusieurs fois au cours des soixante-dix dernières années, le salaire minimum fédéral n’a augmenté, si l’on tient compte de l’inflation, que de 75 cents depuis 1950. Le message ainsi envoyé aux travailleurs essentiels en Amérique est qu’ils ne comptent pas. Cela doit, à l’évidence, changer.

Enfin, les Américains sont ridiculement surarmés, et ce problème n’a fait qu’empirer depuis que le Tea Party s’est emparé du pouvoir local dans de nombreux États durant l’administration du président Barack Obama. Presque 400 millions de civils possèdent des armes à feu, dont les conditions de vente se sont encore assouplies dans beaucoup d’États. En conséquence de quoi, une ville comme Chicago en est inondée, malgré un niveau raisonnable de contrôle : il suffit de rouler une heure vers le nord pour aller se fournir sur le marché sous-contrôlé du Wisconsin voisin.

Pour des raisons évidentes, le problème des armes à feu aux États-Unis alimente celui du crime. Il renforce aussi les pressions qui pèsent sur la police. Les organisations de policiers et les progressistes partagent objectivement les mêmes intérêts sur la question du contrôle des armes à feu et devraient le comprendre.

Certaines mesures simples pourraient être prises afin de réduire les pressions qui s’exercent à la fois sur les communautés urbaines et sur celles et ceux qui sont chargés d’y maintenir l’ordre. Il est parfaitement en notre pouvoir de raffermir la santé économique et sociale de nos villes tout en réformant les méthodes de la police afin d’encourager l’atténuation des conflits et leur résolution. L’inaction n’est plus aujourd’hui excusable.

 *Jeffrey Sommers est professeur d’économie politique et de politiques publiques au département des études africaines et de la diaspora africaine à l’université du Wisconsin à Milwaukee.

Ouestaf news, en collaboration avec Project Syndicate (www.project-syndicate.org)

 


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