Ouestafnews – En dépit des garanties qu’offrent la constitution et une multitude de normes, certains Béninois restent toujours persuadés de l’emprise du pouvoir exécutif sur la justice. Qu’en est-il exactement. Le point avec ce reportage d’Ouestaf News.
« Nous faisons l’objet de pressions de la part de l’exécutif béninois… J’ai besoin de mon indépendance et de ma liberté ». On est le 5 avril 2021, à six jours de l’élection présidentielle. Celui qui tient ces propos est Essowé Batamoussi. Il est juge à la Cour de répression des infractions économiques et du terrorisme (Criet), où il officiait à la chambre des libertés et de la détention.
En fuite du Bénin après avoir démissionné, le magistrat désormais exilé en France, dénonçait une juridiction instrumentalisée par l’exécutif dans le placement en détention de Réckya Madougou. Ancienne ministre de la Justice de l’ex-président Boni Yayi, l’opposante béninoise dont la candidature à la présidentielle a été rejetée par la Commission électorale nationale autonome (Cena), avait été arrêtée le 5 mars 2021 et inculpée par la Criet, pour « financement du terrorisme ». « Une pure imagination du pouvoir exécutif », dénonce le juge démissionnaire dont les déclarations avaient créé un tollé au Bénin.
Dans le camp du pouvoir, la sortie du magistrat est qualifiée de « manipulation politique »par le ministre de la Justice, Séverin Quenum qui balaie les « prétendues » pressions du pouvoir sur la Criet dénoncées par Essowé Batamoussi.
L’indépendance de cette juridiction spéciale, créée en 2018, est remise en cause par plus d’un. Pour de nombreux observateurs, elle n’a été mise en place que pour museler l’opposition et les voix critiques.
En décembre 2021, la Criet a condamné Réckya Madougou et l’universitaire, Joël Aïvo, un autre candidat recalé à la présidentielle, à respectivement vingt ans et dix ans de prison. Au lendemain de ces procès, le politologue Expédit Ologou s’est exprimé sur TV5 Monde, sur les doutes qui planent sur l’indépendance de cette cour.
Pour cet observateur de la scène socio-politique béninoise, les décisions les plus emblématiques rendues par la Criet sont celles condamnant des personnalités de l’opposition politique critique, « tandis qu’on peine à voir des décisions condamnant tout autant des proches du régime en place ».
Eugène Azatassou, une figure de l’opposition ne cache pas la « peur »qu’éprouvent les opposants vis-à-vis de la juridiction. « Il faut faire attention à ce que vous dites, parce que vous pouvez finir devant la Criet », nargue-t-il.
Plusieurs opposants ont déjà subi la main lourde de la juridiction depuis sa création. Exilé en France où il a obtenu le statut de réfugié politique, Sébastien Ajavon, homme d’affaires et ancien allié politique de Patrice Talon a été condamné en 2018 à vingt ans de prison pour trafic de cocaïne, puis à cinq ans supplémentaires pour fraude sur la TVA. Début juillet 2022, les biens de Sébastien Ajavon ont été saisis.
Accusé d’avoir instauré la Criet dans le but de museler ses adversaires politiques, Patrice Talon ne se reconnaît pas dans ces accusations. « Ce n’est ni mon constat ni mon sentiment, encore moins la réalité », se défendait-il dans les colonnes de l’hebdomadaire Jeune Afrique en septembre 2020, avant d’accuser à son tour les détracteurs de la Criet d’en donner une « image déformée ». Pour lui, « l’important est que les Béninois observent que la justice fonctionne désormais de mieux en mieux ».
Au pouvoir depuis 2016, Patrice Talon s’est engagé à « promouvoir une justice moderne, indépendante, efficace et accessible à tous ».Pour y arriver, il a entrepris une série de réformes des institutions et du système judiciaires.
La Criet, une juridiction à deux faces
Outre la Criet et la réorganisation du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), lesdites réformes ont abouti, entre autres, à la création de la Cour des comptes, du tribunal du commerce, à l’adoption d’un nouveau code pénal ou encore à la réorganisation de la carte judiciaire. Il est annoncé par ailleurs, la création d’une cour spéciale des affaires foncières.
Chez les partisans du pouvoir, on ne tarit pas d’éloges sur les avancées positives dans la justice. «De 2016 à aujourd’hui, on peut constater et apprécier l’indépendance de la justice qui fait rendre gorge », salue Alain Amanda, interrogé par Ouestaf News. Militant de l’Union progressiste le Renouveau, un parti de la mouvance présidentielle, il s’appuie sur le procès des « 39 hectares » pour argumenter.
L’affaire des « 39 hectares » est le nom donné à un scandale foncier relatif au bradage du domaine public dans la commune d’Abomey-Calavi, dans le sud du pays. Les prévenus, jugés par la Criet, ont écopé en septembre 2021, de deux à dix ans d’emprisonnement.
Parmi les personnes condamnées figurent des élus communaux partisans de la mouvance présidentielle comme Georges Bada, l’ancien maire d’Abomey-Calavi qui a écopé de six ans de prison ferme et d’une amende de cinq millions de FCFA, ainsi que son ex-premier adjoint, Victor Adimi qui a écopé de la même peine.
« Dans le passé, les citoyens étaient sur le qui-vive parce que la justice se manifestait selon le bord politique de la personne concernée », commente Alain Amanda. Pour lui, le verdict du dossier des « 39 hectares » est le meilleur indicateur d’une justice béninoise indépendante et impartiale.
Daniel Togbadja, le Secrétaire général de l’Association d’intérêts fonciers et de remembrement urbain (AIFRU) dans la commune d’Abomey-Calavi, fait remarquer la célérité qui, selon lui, caractérise la justice.
« De grands dossiers ont été mis sur le tapis devant la justice et traités et certains protagonistes ont été emprisonnés. Les procès ne traînent plus comme avant ». L’homme s’en veut un exemple probant. Engagé avec son association contre la mafia foncière à Abomey-Calavi, il témoigne avoir été envoyé en prison « par abus de fonction » par « certaines autorités tapies dans l’ombre » qu’il a accusées d’avoir violé une mesure conservatoire du gouvernement dans le « dossier Marcos », un autre scandale foncier. Traîné devant la Criet le 14 août 2020, puis envoyé en prison, il a recouvré la liberté au bout de trois mois. « J’ai été purement et simplement relaxé », affirme-t-il. Pour cela, Daniel Togbadja accorde à la justice béninoise une cote de confiance plutôt forte, malgré le goût d’inachevé que lui a laissé le dossier « Icc-Services ».
Icc-Services est une structure privée de collecte et de placement financier qui promettait à ses clients des intérêts surréalistes pouvant aller jusqu’à 160 % par trimestre. La société a fait des milliers de victimes entre 2006 et 2010, avec à la clé, un préjudice évalué par le Fonds monétaire international (FMI) à plus de 155 milliards de FCFA.
En 2019, la Criet a ordonné le dédommagement des déposants spoliés à partir de la vente des biens meubles et immeubles appartenant aux promoteurs et saisis au cours des enquêtes et le dégel de 252 millions FCFA consignés au greffe et 275 millions FCFA au Trésor public. Daniel Togbadja regrette que trois ans après, les victimes attendent toujours d’entrer dans le fonds.
Jean Kpoton, retraité des services de travaux publics, n’a « aucune confiance en la justice humaine ». Il compare la justice à « une toile d’araignée qui laisse passer les affidés du pouvoir et retient les pourfendeurs du régime ».
Connu pour son activisme pour la bonne gouvernance, Jean Kpoton doute des jugements rendus dans le dossier des « 39 hectares » ou d’autres affaires impliquant des partisans du régime comme Modeste Toboula, l’ancien préfet du Littoral, département constitué du territoire de Cotonou. Ce dernier a été jugé par la Criet avec sept autres personnes en 2019 dans une affaire de bradage d’un domaine d’utilité publique. L’ancien préfet a écopé de 12 mois de prison ferme et deux millions de FCFA d’amende avant d’être évacué en Tunisie pour des raisons de santé. Jean Kpoton trouve que c’est peu de chose comparé aux verdicts prononcés par la Criet contre les opposants.
Lazare Hounsa, président de l’Association des jeunes juristes du Bénin va plus loin. Il dénonce la mainmise de l’exécutif sur le troisième pouvoir à travers les modifications des textes qui organisent la justice et qui remettent en cause la crédibilité et l’indépendance de la justice ».
Un CSM noyauté et contrôlé
L’article 126.2 de la constitution béninoise dit clairement que « les juges ne sont soumis dans l’exercice de leurs fonctions qu’à l’autorité de la loi ».
Clef de voûte de l’indépendance du pouvoir judicaire, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), devant servir de rempart aux atteintes du pouvoir politique a été modifié en 2018. La réforme a maintenu le président de la République à la tête du CSM et renforcé la présence de personnalités politiques supposées acquises au pouvoir exécutif. Le nombre des membres du CSM est ainsi passé de douze à dix-sept, avec l’entrée de deux nouveaux membres de l’exécutif que sont le ministre chargé de la Fonction publique et celui chargé des Finances. Sur les dix-sept membres qui composent le CSM, huit sont des non-magistrats.
Ulcérée par la réforme, l’Union nationale des magistrats du Bénin (Unamab) n’y était pas allée par quatre chemins pour dénoncer « le plan d’une justice soumise aux ordres et à deux vitesses ».Les magistrats n’avaient pas fait mystère de leurs craintes d’« une altération de l’office du juge désormais prostré et habité en permanence par le risque de règlements de comptes ».
Lors de la 7e rencontre de la Cour suprême et des juridictions du fond du Bénin, en novembre 2019, le magistrat Christian A. Atayi a présenté un exposé comparant le CSM du Bénin aux formats et normes des CSM africains et du monde. Le magistrat trouve « inédite » la composition du CSM du Bénin qui selon lui, « s’éloigne de tous les standards ou normes internationaux et se démarque de la composition de la plupart des Etats modernes démocratiques ou de droit ».
Dans la même veine, le juriste et défenseur des droits humains, Cyriaque Glory Hossou regrette que le Bénin se retrouve avec un CSM « inféodé à des politiques »
A titre de comparaison, le Togo a consacré le retrait de l’exécutif de son CSM, composé majoritairement de magistrats élus à l’exception du président de la Cour suprême.
Au Sénégal, bien que représenté par le président de la République et le ministre de la Justice, le Conseil ne comporte pas de personnalités extérieures et est composé en grande partie de magistrats.
Au Burkina, « la réforme du CSM a constitué une avancée significative dans l’ancrage démocratique et dans l’indépendance même du juge » reconnaissait le magistrat Diakalya Traoré, président du Syndicat national des magistrats burkinabè, dans un entretien avec Ouestaf News. Le président de la République et le ministre de la Justice ne sont plus membres du CSM. « Désormais, les promotions aux postes de procureur ou présidents de juridictions se font par appel à candidature. Aucun magistrat ne peut s’inquiéter d’être affecté malgré lui parce qu’il aura désobéi à l’ordre ou instruction de l’exécutif », se félicite Diakalya Traoré.
Dans une interview accordée à la presse béninoise en juillet 2018, Patrice Talon justifiait le bien-fondé de la réforme, expliquant n’avoir pas, « à lui seul, toutes les compétences » pour apprécier les éléments d’ordre budgétaire ou technique en matière de travail ou de carrière des magistrats.
Un revirement total de celui qui a été élu en 2016 sur la base d’un projet de société dans lequel il promettait de « restructurer le CSM de sorte que le pouvoir n’y joue plus un rôle prépondérant ». Parmi les mesures clés que proposait le candidat devenu chef de l’Etat, figuraient le retrait du président de la République de l’institution et son remplacement à la tête du Conseil par le président de la Cour suprême. Des promesses qui n’auront tenu que le temps de la campagne électorale.
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