Ouestafnews – Le 6 janvier 2018, une quinzaine de personnes ont été assassinées dans la forêt de Bofa-Bayotte en Casamance (Sud), une région du Sénégal en proie à une rébellion armée de plus de trois décennies. Cette tuerie qui a mis le Sénégal en émoi et vient briser une accalmie de plus de cinq ans. Elle a lieu alors que des pourparlers étaient en cours entre l’Etat et le Mouvement des forces démocratiques de la Casamance (MFDC, séparatiste), à l’origine du conflit.
Chercheur au bureau de Dakar de la Fondation Rosa Luxembourg, Bruno Sonko livre dans cet entretien exclusif à Ouestafnews son analyse de la situation.
Ouestafnews – La tuerie de Bofa-Bayotte est attribuée par certains analystes au Mouvement des forces démocratiques de la Casamance (MFDC, rébellion), d’autres parlent de cas isolé. Qu’en pensez-vous ?
Bruno Sonko – Ce que je lis dans la presse me laisse perplexe. Car je ne peux pas comprendre que des gens soient tués froidement juste pour avoir coupé du bois pour la cuisson domestique. A mon avis, la vision que la presse a de cette affaire est simpliste. Je pense qu’il y a d’autres enjeux derrière.
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Ouestafnews – Soupçonnez-vous un acte commis par des éléments incontrôlés de la rébellion ?
B.S – Vous savez, c’est difficile à dire. Moi j’ai été sur le terrain il y a quelques années et je ne souhaite pas porter d’accusations. Certains parlent d’éléments isolés du MFDC, d’autres parlent d’éléments incontrôlés de l’armée sénégalaise. C’est difficile de faire actuellement le distinguo.
Ouestafnews – En 2011, une tuerie similaire avait eu lieu dans la localité de Diagnong (région de Ziguinchor) où onze jeunes gens avaient été exécutés dans la forêt, une affaire non encore élucidée. Aujourd’hui, l’enquête annoncée ne risque-t-elle pas de connaître le même sort ?
B.S – Il est difficile de donner une réponse précise parce que l’Etat a toujours hésité entre l’option militaire et l’option politique. Moi je parlerai d’hésitations, d’incohérences, mais cela est lié au contexte.
Quand vous utilisez l’option militaire, il y a des critiques portées par les organisations de la société civile. L’option politique aussi a des limites. A plusieurs reprises, l’Etat a nommé ici et là des médiateurs. On peut aussi parler de l’option financière notamment sous le magistère du président Wade avec les fameuses mallettes. Fondamentalement, pour l’Etat, il y a vraiment une hésitation sur l’option à dérouler sur le terrain.
Ouestafnews – Ce massacre se passe dans un contexte de reprise annoncée des pourparlers. N’est-ce pas là une menace pour le processus de paix ?
B.S – Vers le mois de juillet, on disait que le MFDC essayait de se réunir et est dans une dynamique de paix. Mais il est vraiment difficile de répondre à cette question. J’ai toujours milité pour une unification d’abord du MFDC. Mais actuellement, l’Etat a une démarche différente. Autrement dit, il négocie de manière séparée avec Salif Sadio (chef d’une frange du MFDC, localisé près de la Gambie). J’estime que l’Etat mise sur le résultat final. Alors est-ce que cette stratégie est opportune ? Difficile d’en juger pour l’instant.
Mais l’unification du MFDC est un préalable afin que l’Etat puisse parler à un interlocuteur unique. D’autre part, il faut militer pour une médiation étrangère. A cet effet, je donne souvent l’exemple du conflit en Irlande du Nord mais malheureusement le gouvernement sénégalais refuse toute médiation étrangère. Aujourd’hui, il y a des personnes neutres, on a eu des Messieurs Casamance, des groupes ici et là mais il est difficile d’évaluer la valeur ajoutée de telles médiations.
Ouestafnews – Il y a une médiation menée par l’organisation Sant Egidio qui suscite beaucoup de critiques. En quoi la démarche de cette organisation pose problème ?
B.S – Je ne sais pas s’il faut la critiquer mais Sant Egidio a choisi de négocier exclusivement avec Salif Sadio. Cette organisation, tout comme l’Etat sénégalais, considère que la menace la plus virulente provient de Sadio. Et un des problèmes actuels, c’est que les autres groupes au sein de la rébellion se sentent un peu marginalisés et chacun essaie de se positionner par rapport à la médiation.
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A mon avis, peut-être je me trompe, chaque faction veut capter une certaine manne. Et le fait qu’on mette en lumière Salif Sadio ne plaît pas aux autres.Un autre problème au sein du MFDC, c’est que normalement dans tout mouvement rebelle il y a une aile militaire et une aile politique et la première obéit à la seconde. Mais au niveau du MFDC, c’est le contraire le militaire n’obéit pas au politique, donc ça pose problème.
Ouestafnews – Vous dites qu’au sein du MFDC, le militaire n’obéit pas au politique. Cette particularité n’est-elle pas la cause de l’échec de tous les accords de paix signés jusqu’ici ?
B.S – C’est vrai, c’est l’une des raisons, je pense que tout mouvement de ce genre doit être structuré. Je peux aussi mentionner l’aile extérieure avec un certain nombre de groupes basés en France et en Allemagne. Donc tout cela pose un problème de lisibilité, qui représente qui et quoi ? Abdoulaye Wade avait choisi de négocier avec plusieurs camps, certainement dans une stratégie d’affaiblissement du maquis, qui a peut être porté ses fruits.
En fin de compte, il est difficile de savoir qui est véritablement le patron du MFDC. La dernière fois que j’ai été sur le terrain, les gens me disaient que César Atoute Badiate (chef d’une frange du MFDC localisée près de la Guinée-Bissau) est malade et quasiment aveugle et il y a pas mal de jeunes qu’ils ne contrôlent plus. Quant à Salif Sadio, il faut reconnaitre que son groupe reste fort même s’il a un peu faibli depuis le départ de Yahya Jammeh.
Ouestafnews – Qu’est-ce qui explique les cinq années d’accalmie qui prévalaient jusqu’ici ?
B.S – Je pense fondamentalement qu’il y a une volonté de paix au sein des populations. A Ziguinchor et alentour, j’ai interrogé beaucoup de jeunes qui ne se sentent vraiment pas concernés par le conflit. Au contraire ce qui les intéresse c’est l’emploi, comment lutter contre la pauvreté. Les revendications historiques du MFDC sont toujours là mais je pense qu’elles sont en train de se dissoudre petit à petit.
L’Etat doit définir une stratégie claire et éviter la reproduction du modèle bureaucratique et la politisation de ce dossier sensible. Beaucoup de gens affirment détenir des solutions, je ne veux pas porter de critiques mais souvent on assiste à une surpolitisation. Aujourd’hui il y a une réelle volonté de paix même au niveau des franges les plus intransigeantes du maquis.
Toutefois comme je l’ai dit tantôt, il ne suffit pas d’avoir un contexte favorable à la paix, il faut une bonne médiation, c’est-à-dire une personne, une organisation qui soit acceptée par toutes les parties prenantes.
Ouestafnews – Quelle appréciation avez-vous de la gestion de ce dossier par Macky Sall comparativement à ses prédécesseurs ?
B.S – On est dans la même dynamique, parce que l’Etat hésite entre la stratégie militaire et la stratégie politique. L’option militaire ne peut pas donner de résultats, sauf à raser entièrement la forêt casamançaise (rires). Pour celle politique, il y a malheureusement pas mal de facteurs à prendre en compte, et les respecter de manière scrupuleuse. Je pense que jusqu’à présent, ce n’est pas le cas. Il y a pas mal de failles dans le processus décisionnel. Avec Macky Sall, il y a eu une accalmie, c’est vrai. (…) Mais on en revient encore au problème de la médiation. Il faut vraiment mettre de l’ordre par ce que chacun cherche à tirer la couverture à soi.
Ouestafnews – Le départ en exil de Yahya Jammeh, qui fut un des soutiens de Salif Sadio, a été salué comme une aubaine pour la paix. Mais est-ce le cas ?
B.S – La situation actuelle en Gambie avec la prise de pouvoir d’Adama Barrow n’est pas exempte de risques. Bien au contraire, quelques incidents sont apparus, surtout entre les ethnies Diola et Socé, durant la crise qu’a connue la Gambie.
A bien y regarder, on peut subodorer que ces tensions peuvent avoir des conséquences néfastes tant au niveau interne qu’externe.
Au niveau externe, beaucoup d’anciens militaires diolas de l’armée gambienne se sont réfugiés en Casamance. Ces militaires réfugiés en Casamance ont-ils emporté l’arsenal gambien avec eux comme le prétendent quelques journaux ? Nul ne sait exactement. Nul ne saurait dire avec certitude quelle pourrait être l’étendue de la menace que représenterait cette situation ni aussi quelle pourrait être la stratégie du MFDC si jamais cet arsenal militaire tombait entre ses mains.
Il n’est pas acquis que le départ de Jammeh va entraîner la paix en Casamance. Par contre, on peut émettre l’hypothèse que le président Barrow n’aurait pas intérêt à voir se renforcer le MFDC au risque de fragiliser l’Etat gambien. Récemment, il a affirmé qu’il ne soutiendra en aucune manière le MFDC. Cette position ne risque-t-elle pas de radicaliser encore plus le MFDC et ses amis issus des rangs de l’armée gambienne ?
Ouestafnews – La Guinée-Bissau a aussi servi de refuge au MFDC. Aujourd’hui, comment voyez-vous ses relations avec le voisin sénégalais ?
B.S – A l’heure actuelle, l’analyse des relations avec la Guinée-Bissau peut pousser à un certain optimisme. Depuis quelques années, force est de constater qu’il y a une normalisation des relations entre les deux Etats. Sur le dossier casamançais, des évolutions nettes sont remarquées et Bissau semble plus enclin à faire face aux factions du MFDC que par le passé.
De plus, avec le temps, il semblerait que la présence du MFDC soit finalement devenue un facteur déstabilisant en Guinée-Bissau. A titre d’exemple, lorsque le gouvernement a tenté de limoger un commandant de l’armée accusé d’avoir vendu des armes au MFDC, cela a déclenché en 1998 – 1999 une guerre civile brève mais intense.
Grâce aux efforts de paix régionaux, un semblant de paix a été rétabli en Guinée-Bissau, bien que la situation politique y reste précaire. La fin de la guerre civile a modifié le conflit que connaissait la Casamance, car la plupart des membres du MFDC ont été expulsés de Guinée-Bissau entre 2000-2001.
MN/ad/ts
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