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Chérif Salif Sy, économiste : le PIB n’est pas un bon indicateur du progrès et du bonheur (exclusif, 2è partie)

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Ouestafnews – Une firme comme Nestlé vient de revoir à la baisse ses projets d’investissements en Afrique, invoquant l’émergence insuffisante d’une « classe moyenne d’envergure », malgré une hausse assez significative du Produit intérieur brut (PIB). Cela ne remet-il pas en question tout le discours sur la classe moyenne qui serait émergente en Afrique ?
 
Ch. S. S – Nous constatons un désengagement ou une stratégie de repli de beaucoup de groupes du continent, dans le secteur bancaire, entre autres. Je pense qu’il faut faire des études sérieuses pour étudier le phénomène. Les groupes panafricains qui étendent leur maillage sur le continent et en dehors comme à Londres, Dubaï, Paris ou Pékin, etc., semblent ne pas être étrangers à cela. En tout état de cause, la région Afrique a les taux de rentabilité de l’investissement les plus élevés au monde, avec environ 25 %. Pourquoi ne viennent-ils pas ? Pourquoi certains menacent de se retirer pendant que d’autres s’accrochent au secteur minier ? Autant de questions à creuser.
 
Lire : la première partie de l’interview

La hausse du produit intérieur brut ces dernières années en Afrique profite rarement aux populations locales à cause des transferts importants de revenus hors du continent. En d’autres termes, lorsque la croissance, bien que réelle, ne crée pas des emplois pour des pays dont la ressource dont ils disposent le plus – est la main-d’œuvre, nous sommes dans une croissance appauvrissante.

La classe moyenne qui augmente, nous en rions tous lorsque l’on considère que l’on est de cette classe lorsque l’on a « une capacité de consommation » située entre 2 et 20 US$ par jour. Les pays africains ne sont pas sur place, ils sont en turbulences sans fin, connaissant des flux et des reflux en matière de croissance.
 
Les taux de croissance sont des taux rencontrés dans le passé. Le Sénégal par exemple a connu son taux le plus élevé en 1976 (8,92 %) et plus bas en 1969 (-6,55 %). En moyenne, de 1961 à 1995, le taux de croissance est de 2,86 %, soit presque le même niveau que l’accroissement démographique.
 
Ouestafnews – En fin de compte, la croissance du PIB ne serait pas la meilleure façon d’évaluer le progrès des nations ?

Ch. S. S – Le PIB n’a jamais été fait pour mesurer le bonheur ou le progrès. C’est l’idéologie dominante qui l’a présenté ainsi, et il a fini pendant par être une fin en soi. On enseigne, depuis la naissance de l’économie du développement, que croissance n’est pas développement mais que l’augmentation du revenu réel du pays (si l’économie n’est pas extravertie) contribue au développement. Ainsi, les mises en garde contre les externalités productives négatives n’ont jamais cessé. On peut se demander pourquoi considérer que la production augmente alors que l’on se soucie peu des rejets des industries polluantes sur la santé de la population. Où est le progrès dans tout cela ?
 
Le Programme des nations unies pour le développement (PNUD), avec l’invention de l’indice sur le développement (IDH), a essayé d’apporter un complément au PIB. Mais l’IDH, on le voit hélas aujourd’hui, révèle lui aussi ses insuffisances, lorsqu’il s’agit de parler de bonheur ou de progrès. Il faut donc continuer à chercher d’autres indicateurs et surtout à apprendre à les utiliser ensemble pour mieux saisir les réalités.
 
OuestafnewsUne des questions soulevées dans le rapport d’Oxfam c’est la question de l’évasion fiscale. D’après les Nations unies, les pays d’Afrique perdent chaque année près de 50 milliards de dollars à cause de l’évasion fiscale. Soit plus de 7 fois le budget du Sénégal 2018. Y a-t-il des leviers sur lesquels on peut effectivement agir pour arrêter cette hémorragie financière ?

Ch. S. S – Dans l’histoire humaine, je ne connais pas un seul pays développé, quelles que soient les limites du concept, qui n’ait d’abord réalisé sa souveraineté sur son économie et ses ressources avant la souveraineté politique. Cela pour dire, oui, une bonne politique fiscale est possible quand on maîtrise les conditions de la production et de l’exploitation de ses ressources. Mais la fiscalité n’est pas seulement la traque des fraudeurs et réduire les fuites de capitaux venant des firmes transnationales et de quelques nationaux. La fiscalité relève de la politique de financement du développement, qui, lorsqu’elle est adéquate, permet de réduire tous les risques liés à l’évasion fiscale.
 
Pour cela, l’État doit avoir une politique de transparence et de forte implication du secteur privé national, ainsi que des parties prenantes, en plus des textes réglementaires ainsi que des contrats bien faits. Je comprends votre inquiétude d’autant plus qu’un financement adéquat de l’économie ne peut exister sans un bon système fiscal lorsque l’État est le principal catalyseur du développement économique et social.
 
Ouestafnews Des écarts entre différentes nations, mais aussi des écarts à l’intérieur d’un même pays. La question de l’équité dans le partage des richesses du monde n’est-elle pas au fond plus une question éthique, morale qu’une question économique ?

 Ch. S. S – Dans la mesure où l’économie s’intéresse à la production, à la répartition et à la consommation, les économistes non conventionnels la prennent aussi pour une science éthique et morale. Plus de justice, d’équité et de moral se justifient encore plus, si nous considérons que l’augmentation des inégalités se traduit, dans l’ensemble, par un accroissement de la part du revenu national détenue par les plus riches, et une diminution de la classe moyenne.

C’est pour cela, étudier les inégalités du point de vue de la pauvreté monétaire est certes une bonne chose mais elle est insuffisante si l’on considère les pays sous-développés. Par exemple, plusieurs dimensions interdépendantes de ces sociétés, qui constituent les traits du sous-développement, sont éludées. Il s’agit de la question agraire, où se rencontre le problème social explosif de la concentration foncière et celui de la dépendance alimentaire. Tout comme la question du statut de la femme et des inégalités de genre qui constituent deux problématiques qui surdéterminent les enjeux de la croissance de la population et du régime démographique.
 
Ouestafnews – Les critères qui fondent le choix des thématiques de ces rapports et de leur évaluation sont-ils pertinents et suffisants ?

Ch. S. S – L’existence des rapports est une bonne chose dans un monde qui mesure et qui cherche à comprendre. Comme tout travail, ils ont leurs limites. Ils sont également très techniques, il faut le reconnaître, parce que les spécialistes s’expriment depuis leur domaine avec leur vocabulaire. C’est pourquoi il faut les faire commenter par des personnes qui savent les lire et les faire parler. Les seuls qui gênent sont ceux qui mettent en permanence en compétition les nations, les peuples, les territoires et les individus, de sorte que les destinataires ont tout le temps « le nez dans la soupe ». Ils n’ont plus une vision prospective du développement et se concentrent peu sur la démarche globale de sortie du sous-développement, pour ce qui concerne les pays d’Afrique.
 
Ouestafnews – Pourquoi n’y a-t-il pas de rapports de ce genre sur le continent et produits par des institutions africaines ?

Ch. S. S – Des rapports similaires existent bien en Afrique et ils sont nombreux. Mais il faut le dire, les Africains s’intéressent peu à la lecture des Africains ainsi que des rapports des institutions nationales et africaines. Malheureusement, les techniciens et experts souffrent du « mépris » de certains de leurs gouvernements qui ne prennent aucune disposition pour vulgariser les rapports de leurs institutions qu’ils financent.
 
Ouestafnews – Quel modèle social pour le développement de l’Afrique ?

Ch. S. S – Difficile de développer dans le cadre de cet entretien un tel modèle. Toutefois, on peut donner quelques axes simplement. Par exemple, le chômage toujours en hausse, l’inégalité et le manque d’emplois décents ont contribué à alimenter une recrudescence des troubles sociaux dans un contexte d’incertitude économique et politique qui risquent, dans tous les pays, de s’intensifier à moins que les décideurs ne prennent des mesures rapides.

Comme c’est le cas des manifestations anti-austérité au Brésil, des manifestations contre l’élection de Donald Trump aux États-Unis et une action syndicale au Royaume-Uni, troubles en RDC et au Togo, etc.). Les migrations pourraient augmenter au cours de la prochaine décennie, car les demandeurs d’emplois frustrés quittent leur pays à la recherche de meilleures perspectives.

Cela tend à montrer que le contenu de la croissance en matière d’exclusion, d’inégalités de genre, de rapports sociaux, d’organisation de travail, de concentration foncière, de modèles technologiques, de répartition de revenus, est souvent occulté par les gouvernements et les institutions internationales qui s’occupent de développement. La dimension quantitative de la croissance est privilégiée alors qu’il est essentiel pour un développement véritable de déterminer les forces sociales qui portent la croissance et ses bénéficiaires.

Pour éviter que les inégalités ne se reproduisent de génération en génération, il est important également de veiller sur les défaillances des marchés, caractéristiques des pays sous-développés. Les inégalités de pouvoir également doivent être sous surveillance lorsqu’elles favorisent les institutions, les entreprises transnationales de même que les « arrangements » qui confortent les positions de rente.

FD/ad/ts


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