Ouestafnews – Après deux jours de restriction, le gouvernement du Sénégal vient de donner ordre aux opérateurs de restaurer « la connexion internet des données mobiles ». Cependant, le communiqué laconique ne dit rien sur les restrictions visant les plateformes de réseaux sociaux.
« Inédit », pour les uns. « Inacceptable », pour d’autres : la restriction de l’accès à l’internet mobile décidée par le gouvernement sénégalais, par un communiqué en date du 4 juin 2023, a plongé des millions d’usagers des services numériques dans le désarroi.
Pour justifier cette mesure, le ministère de la Communication, des Télécommunications et de l’Economie numérique évoque « la diffusion de messages haineux et subversifs dans un contexte de trouble à l’ordre public dans certaines localités du territoire national ».
Depuis le 1er juin 2023, de violentes manifestations ont éclaté au Sénégal faisant 16 morts et plusieurs centaines de blessés, selon un bilan officiel. Ces violences font suite à la condamnation par la justice de l’opposant Ousmane Sonko à deux ans de prison ferme pour délit de « corruption de la jeunesse » dans le procès de l’affaire « Sweet Beauté », du nom du salon de massage d’où est partie l’affaire. Ses partisans voient dans ce verdict une volonté du pouvoir de rendre inéligible leur leader en l’écartant, par voie judiciaire, de la course à l’élection présidentielle du 25 février 2024.
« Nous condamnons les restrictions d’accès aux réseaux sociaux (opérées) par les autorités sénégalaises », a déclaré Seydi Gassama, directeur exécutif de la section sénégalaise d’Amnesty International.
Le 4 juin 2024 dans la journée, la Société nationale de télécommunication (Sonatel, leader du marché des télécommunications qui opère sous la marque Orange), a envoyé à ses abonnés un message pour préciser que « l’Etat a décidé de couper l’internet mobile » entraînant des « perturbations chez tous les opérateurs ». Cette mesure avait été précédée d’une autre prise dès la nuit du 1er juin, qui se limitait à la restriction de l’accès aux réseaux sociaux.
En raison de la gravité de la mesure consistant à couper totalement l’internet mobile, le Syndicat des travailleurs de la Sonatel (SYTS) a vite dégagé sa responsabilité devant l’opinion en précisant sur son compte Twitter que « l’interruption de la connectivité sur les réseaux sociaux n’est pas du fait de la Sonatel mais (relève) plutôt d’une décision de l’Etat ».
Dans la nuit du 1er au 2 juin, après avoir établi le bilan de cette première journée d’affrontements à neuf morts, le ministre de l’Intérieur Antoine Félix Diome avait annoncé la suspension de « l’usage de certaines applications digitales par lesquelles se font les appels à la violence et à la haine ». Cette première mesure gouvernementale avait affecté de nombreuses plateformes de communication digitale ainsi que les principaux réseaux et médias sociaux dont YouTube, Facebook WhatsApp, Instagram, Twitter, Telegram, etc.
Selon Digital Discover, en 2023 le Sénégal compte, 2,5 millions d’utilisateurs de Facebook, Plus de 950 000 sur Instagram et plus de 650 000 sur TikTok.
« Ces restrictions au droit à la liberté d’expression et à l’information constituent des mesures arbitraires, contraires au droit international et ne sauraient être justifiées par des impératifs de sécurité », a ajouté Seydi Gassama.
Dans le milieu de l’écosystème numérique sénégalais et au-delà, l’indignation ne s’est pas faite attendre. L’association panafricaine Africtivistes a dénoncé « les restrictions imposées par le gouvernement du Sénégal sur l’utilisation des réseaux sociaux », dans un communiqué en date du 3 juin 2023.
Pour cette organisation qui se présente comme promotrice d’une « participation citoyenne responsable » dans l’usage des technologies numériques, ces limitations sont « une atteinte grave à la liberté d’expression, (à) l’accès à l’information et (au) droit de réunion pacifique ». Elles « perturbent (…) aussi les activités économiques qui dépendent fortement d’internet et empêchent aux populations d’user de leur droit d’accès à un service universel ».
Certains services de transferts d’argent via les plateformes numériques et plusieurs activités qui dépendent de l’accès à l’internet ont également été affectés par la mesure, dans un pays considéré comme ceux ayant tiré profit de manière significative des progrès dans le domaine des télécommunications et de l’économie numérique.
En janvier 2023, le pays comptait plus de dix millions d’internautes dont 3,5 millions d’utilisateurs de médias sociaux, selon le site DataReportal. La même source indique que 20,13 millions de connexions mobiles cellulaires étaient actives dans le pays en début 2023. Un chiffre qui équivaut à 114,8 % de la population (estimé à plus 17 millions).
Au-delà des restrictions sur la liberté d’expression, la suspension de l’Internet engendre des pertes économiques. La suspension des réseaux sociaux d’Internet a coûté au Sénégal près de 198 millions FCFA en 2022, selon un rapport de Top10VPN, société de recherche qui s’intéresse à la confidentialité, à la sécurité et à la liberté de l’internet. La même source indique que la coupure d’internet a coûté 1,5 milliard de dollars au Nigéria et 35,9 millions de dollars au Burkina Faso, dans la même année.
L’association des éditeurs et professionnels de la presse en ligne (Appel), quant à elle, regrette « les lourdes conséquences sur le plan éditorial et économique » engendrées par les restrictions. L’Appel pointe du doigt un autre résultat du blocage des données mobiles : l’interruption de la fourniture d’une information de qualité sur les médias numériques et la prolifération des fake news sur les différentes plateformes.
Face à ce que certains qualifient de « dérives », les indignations ont dépassé les frontières du Sénégal. Dans une déclaration publiée le 5 juin 2023, 21 organisations africaines de la société civile, intervenant dans la défense des droits humains, de la liberté d’internet et des médias, rappellent aux autorités sénégalaises que « la liberté d’expression » hors ligne et en ligne, « est un pilier essentiel de toute société démocratique » dont la violation porte « atteinte aux droits fondamentaux des citoyens. »
Les organisations signataires condamnent le discours de haine et les appels à la violence mais soulignent que les plateformes disposent de « normes » pour les « traiter » en préservant « la liberté d’internet et la liberté d’expression. » Elles invitent ainsi le gouvernement du Sénégal à respecter « ses obligations internationales » en la matière, en particulier à l’égard du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dont le Sénégal est partie prenante.
Depuis Nairobi, Paradigm Initiative (PIN), organisation panafricaine engagée dans la promotion des droits numériques et de l’inclusion digitale, demande au « gouvernement sénégalais (de) rétablir immédiatement Internet et les plateformes de réseaux sociaux dans le pays ».
PIN se dit « peinée » de constater « la dégradation de la démocratie et des droits de l’homme » dans « un pays modèle », mais espère « que les institutions et la société civile sénégalaises agiront pour restaurer les droits des citoyens à utiliser internet pour le meilleur ».
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