«Il y a urgence pour nos gouvernements de comprendre que ces entreprises-là ne sont pas de petites débrouillardes, ce sont des requins qui profitent de la naïveté de nos Etats», alerte Julie Owono, directrice exécutive de l’ONG Internet Sans Frontière (ISF) basée au Cameroun.
Sinon, s’interroge Julie Owono, dans un entretien accordé à Ouestafnews, «comment expliquer que Facebook soit entrée en bourse avec une capitalisation de 100 milliards de dollars, s’il n’est pas sûr de gagner ?». A preuve, ajoute l’avocate activiste camerounaise, The Economist, une publication économique libérale par excellence «a fait une Une invitant à la régulation de Google, Facebook, Amazone parce qu’ils se font beaucoup d’argent».
Face à la dynamique de taxation en Europe, les Gafam ont trouvé du pain béni en Afrique. Un débouché inespéré d’un milliard de consommateurs potentiels de contenus et des entreprises qui vont payer de la publicité pour promouvoir leurs produits. Autrement dit, les données personnelles que les utilisateurs africains mettent gratuitement à la disposition de ces entreprises du Web 2.0 constituent d’importantes sources de l’économie numérique.
Sur Google comme sur Facebook, « les usagers abandonnent, souvent sans le savoir, leurs données personnelles qui vont permettre à celles-ci d’extraire des informations utiles pour la publicité, pour l’amélioration de la performance de leurs applications ou pour mettre au point de nouvelles applications», a indiqué Jean-Paul Lafrance, dans son ouvrage intitulé «L’économie numérique : la réalité derrière le miracle des NTIC.»
L’administrateur du domaine «.sn », Alex Louis Gabriel Corenthin, est d’avis contraire. «L’Afrique n’est pas du pain béni pour les Gafam, car l’activité économique sur Google et Facebook ne se fait pas réellement dans nos pays. Il n’est donc pas évident à démontrer que ces entreprises se font des milliards ici en Afrique», dit-il. M. Corenthin argumente également sa position par le fait que «l’Afrique est un marché plus consommateur que producteur» ;
De ce fait, ce sont les citoyens qui utilisent le plus Google. Les entreprises elles, non plus, ne sont pas impliquées dans le développement économique de Google en termes de publicité. Or, Alex Corenthin pense que c’est dans la publicité que cette firme gagne son argent à partir de prestations payantes.
Régulation et fiscalité impuissantes
Si l’Afrique perd de l’argent sur les Gafam, c’est parce qu’en matière de régulation, les règles qui visent le domaine de ces entreprises n’existent pas ou si c’est le cas, elles ne sont pas appliquées y compris même par les autorités de régulation.
Alex Corenthin va au-delà de ce constat de Julie Owono. Selon lui, il faut d’abord reconnaître qu’en Europe, « les Etats ne gagnent pas d’argent sur les Gafam, parce que les règles économiques font que les sociétés dématérialisées comme les celles-ci sont difficilement gérables du point de vue fiscal».
Autrement dit, Google, Apple, Facebook, Amazone et Microsoft n’ayant pas de présence physique en tant que sociétés en Afrique, on ne peut donc fiscalement leur imposer des taxes. Et d’après lui, c’est le même problème qui se pose en Europe où ces géants américains sont généralement implantés en Irlande avec des activités qui couvrent le reste du continent.
Par exemple, explique Jean-Paul Lafrance «Google Ireland Limited reçoit le chiffre d’affaires réalisé dans l’ensemble de pays européens mais lorsqu’elle transfère ensuite ces fonds auprès de la maison mère Google Ireland Holdings (située aux Bermudes), cette dernière lui facture un droit d’utilisation de ses propres technologies (droit estimé à 4,6 milliards d’euros en 2011), ce qui mécaniquement fait baisser automatiquement son imposition».
Conséquence, en 2011, Google n’a payé au fisc français par exemple, que 5 millions d’euros sur le 1,2 milliard d’euros qu’il a gagné sur le territoire. C’est pourquoi, indique Alex Corenthin, «aujourd’hui, la démarche dans les pays européens consiste à trouver un moyen pour contraindre les Gafam à payer des taxes sur les activités comme le e-commerce».
L’Europe s’est ainsi servie des lois antitrust et des lois permettant au parlement européen de prendre en charge les sociétés qui sont dans les difficultés. N’ayant pas de lois de ce genre, Alex Corenthin estime que les Etats africains doivent revoir leur arsenal juridique et économique pour pouvoir taxer les entreprises comme Google et Facebook.
«Parce qu’avant de taxer une entreprise il faut d’abord se donner les moyens de mesurer ses activités», explique l’administrateur du domaine «.sn».
Dans le modèle européen, c’est l’Union européenne qui a taxé Google. Les Etats africains aussi, devront s’appuyer sur les organisations comme la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest (Cedeao) ou l’ Union économique et monétaire ouest africaine (Uemoa) en leur donnant les moyens juridiques pouvant contraindre ces grands de l’Internet à leur payer des taxes.
Entre liberté d’expression et insécurité des données
En plus de ne rien récolter économiquement sur la présence des Gafam en Afrique, Julie Owono pense que les citoyens aussi y perdent en donnant des informations personnelles qui sont revendues par toutes ces plates-formes. «On y perd en indépendance. Regardez juste l’impact que Facebook a eu sur les élections américaines pour une histoire de données récoltées revendues à des instituts d’analyses politiques. Et il s’en est suivi ce fake news où l’on présente Hillary Clinton comme une raciste».
Une preuve que ces entreprises ont la possibilité de perturber le jeu démocratique dans les Etats africains.
Le plus dangereux des risques pèse sur la confidentialité des données. Selon Mountaga Cissé, enseignant, spécialiste des Technologies de l’information et de la communication (Tic), «à l’exception de l’Ile Maurice où Google a un projet d’installation d’un centre de données, aucun Etat africain n’a les capacités de stocker ces données fournies à travers l’utilisation des Gafam» ;
M. Cissé précise que les entreprises de droit américain qui stockent les données des utilisateurs africains font face à une loi appelée Patriote Act. Une loi qui les oblige à livrer certaines données aux autorités fédérales dans le cadre des enquêtes.
Or, il y a ce que l’on appelle la souveraineté numérique qui veut que chaque Etat ait une gestion autonome de ses données sur son territoire. Mais Mountaga Cissé est au regret de constater que « les Etats africains sont encore tributaires des Gafam qui stockent leurs données hors de leurs frontières ».
«De ce fait, en cas de malentendu, leurs données peuvent être utilisées comme arme de guerre digitale, par suppression ou par suspension de son accès », prévient l’enseignant au Centre d’études des sciences de l’information et de la communication (Cesti).
Seule lueur d’espoir :
de plus en plus, des pays comme le Sénégal ont, à travers l’Agence de l’informatique de l’Etat, mis en place un centre de données pour stocker toutes les données gouvernementales à l’intérieur de leur territoire.
Pour sa part, Alex Corenthin croit plutôt qu’on «donne trop de pouvoir destructeur à ces structures.» Or avec Facebook, Whatsapp, Twitter, etc., les Africains gagnent en liberté d’expression.
«Ces outils renforcent incontestablement la démocratie dans les pays africains. Les citoyens ont trouvé en ces plates-formes, des tribunes d’expression libre pour contourner les restrictions de la liberté d’expression dans leurs pays et surtout d’accéder à l’information qui se partage plus facilement et rapidement», explique Alex Corenthin qui voit donc plus de gains sociaux qu’économiques.
Une économie numérique plombée
Dans un rapport de 2016, le cabinet Mckinsey révèle qu’Internet contribuera à 10%, soit 300 milliards de dollars US, au PIB en Afrique d’ici à 2025. Mais Julie Owono semble ne pas croire à cela. Elle dénonce le fait que la présence non régulée des entreprise du Web 2.0 «ne favorise pas l’éclosion d’une économie numérique locale. Selon elle, c’est parce qu’elles rachètent souvent toutes les idées « bancables » ou potentiellement concurrentes produites par d’autres créateurs.
De ce fait, Corenthin estime que pour rentabiliser l’utilisation de l’Internet en Afrique, il serait plus valorisant d’avoir une plate-forme où on va développer toute les activités d’e-commerce et autres qui sont aujourd’hui sur Facebook. «Les gens vont sur Facebook, parce qu’il n’y a pas d’autres offres pouvant la concurrencer. On arrivera à cela quand on aura vraiment conscience qu’à côté de l’économie mondiale, il y a nécessité de développer notre économie locale», plaide le spécialiste en Tic.
Les startups africains, des jeunes et des sociétés sont en train de développer des initiatives dans ce sens. On peut citer Jumia par exemple qui est en train de se frayer un chemin. Toutefois, Alex Corenthin plaide plus de volonté politique des gouvernants pour donner à ces initiatives, les moyens de relever un jour le défi. «C’est ainsi que Google serait obligé de créer un bureau au Sénégal et d’avoir «Google Sénégal».
Julie Owono ajoute qu’il faut mettre en place les outils nécessaires pour promouvoir les créateurs locaux de richesses et de donner des moyens aux autorités de régulation.
Le Sénégal a, dans ce sens, mis une stratégie de l’économie numérique et qui est en train d’être mise en œuvre. Une stratégie qui élabore des mécanismes sur le plan juridique et financier pour «augmenter la part de l’économie numérique dans le PIB».
Alex Corenthin regrette toutefois l’absence d’indicateurs pour collecter et mesurer les données statistiques dans le secteur. Or, la stratégie prévoit un observatoire du numérique qui devra publier des chiffres tous les trimestres.
Selon Alex Corenthin, «tous les pays ont décliné des stratégies. Mais l’élaboration, comme la mise en œuvre, dépend de la performance du réseau de télécommunication de chaque pays. Et là, le Sénégal est avance sur beaucoup de pays de la sous-région.
FD/mn/ad
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