Par Serigne Mbaye Dramé*
Les langues mobilisent les débats, parmi les plus passionnants. La langue arabe ne constitue pas une exception à la règle. Elle est, par moments, au cœur de polémiques qui touchent à des questions aussi sensibles que l’identité culturelle, l’intangibilité du texte coranique. D’où la nécessité d’opérer une coupure nette entre l’islamique et l’arabique, dans une perspective de redynamisation de notre espace public et de diversification de notre patrimoine intellectuel.
Parlée au VIème siècle par de petits groupes dans la péninsule arabique, la langue arabe connait une expansion géopolitique fulgurante avec la révélation coranique au VIIème siècle. Mais souffrant d’une image ambiguë, relative notamment à « l’absence d’une coupure nette entre profane et sacré » (Muller : 2009). Comme on peut le deviner, la vocation de la langue arabe n’a jamais été uniquement religieuse. En effet, outre les débats théologiques et philosophiques, les sciences (la sociologie, la science politique, la géographie, l’astronomie, la médecine) ont été bien hébergées, sinon transitées dans ce médium linguistique pendant toute la période appelée « l’Age d’Or » de l’islam sous les Abbasides. Sa sacralisation indue remonterait, semble-t-il, à la période de la décadence du monde arabo-musulman après 1492.
La sacralisation, sous l’avènement de l’Islam, donnant à l’arabe un statut de supériorité aux autres langues employées au sein de l’empire musulman ne se fera pas sans conséquences politiques et sociales. Avec l’inauguration d’une dynamique concurrentielle entre la minorité arabophone élitiste et la majorité hétérogène. Pour circonscrire toutes velléités contestataires qu’allait engendrer cette variété linguistico-civilisationnelle, caractérisant la cellule sociopolitique musulmane, l’autorité califale ne tarda pas à encourager l’arabisation de l’Oumma islamique et de son administration. Nous sortons là de la dimension religieuse de la langue arabe telle qu’évoquée dans les lignes précédentes pour évoquer son aspect purement politique.
Sacralisation contre professionnalisation
Les pays d’Afrique subsaharienne à majorité musulmane se singularisent, généralement, par la coexistence en leur sein de deux modes d’éducation que tout semble opposer. Aussi bien dans la démarche que dans la conception et le recrutement du personnel. L’un de type informel souvent porté par des initiatives privées, est représenté par une école dite arabo-islamique, apparue en Afrique avec l’avènement de l’islam dès le XIe siècle. L’autre, formel et officiel appelé l’école occidentale est introduite avec la colonisation européenne au XIXe siècle. Selon toute vraisemblance, le bilinguisme non maitrisé et la dualité systémique imposés par notre trajectoire historique seraient nés de cette rencontre.
La langue arabe, représente un référent fondamental dans toutes les cultures (africaine, turque, afghane) où la religion musulmane occupe une position privilégiée. En cela, elle devenait une question centrale dont le contrôle allait interpeller l’administration coloniale dans les territoires sous domination. Il était certes exclu toutes tentatives visant à interdire l’enseignement arabo-islamique dans les ex-colonies majoritairement musulmanes. Une telle attitude aurait provoqué l’insubordination de populations portées à défendre leurs convictions religieuses. Ce qui expliquerait, en partie, les suspicions — qui pesaient sur l’élite arabisante à partir de 1945 jusqu’à la fin des années 1970 — de velléités contestataires (influence du panarabisme et du panislamisme, d’introduction d’un Islam wahhabite dans un Sénégal de tradition confrérique, émergence du réformisme-islamisme).
Le supposé pro-arabisme du président Mamadou Dia (1910-2009) sera perçu, par moments, comme anti-occidental. Comme le constate le Pr Monjib Maati, qui lui a consacré une thèse d’Etat en histoire (2005), «Mamadou Dia a été, à tort ou à raison, perçu comme le représentant au sein du pouvoir de la tendance nationaliste pro-arabo-islamique » .
Dans l’imaginaire sénégalais, l’arabe est une langue sacrée. De là, l’arabisant qui aurait l’idée d’aborder des questions liées à la vie politique, économique et sociale serait étrangement vu. La sacralisation de la langue arabe dans la société sénégalaise a fait que même les étudiants diplômés des universités du monde arabe se retrouveront dans la même difficulté d’insertion socio-professionnelle. En effet, outre le secteur de l’enseignement, qui ne pourrait pas tous les absorber, la reconversion semble la seule alternative qui s’offre aux arabisants sénégalais pour ne pas se retrouver dans l’économie informelle (commerce, agriculture…).
Ce qui laisse entrevoir qu’une frange importante de ces diplômés qui n’aurait pas cette chance va être laissée en marge de la vie intellectuelle du Sénégal et de la construction économique nationale.
Défis didactiques
Dans un monde de plus en plus ouvert, l’apprentissage de la langue arabe peut être pour le Sénégal un atout professionnel et économique considérable, dans une perspective de mieux répondre aux besoins croissants d’un marché du travail favorisant de plus en plus un multilinguisme. Lequel donne de la valeur à une formation professionnelle, quelle que soit la discipline.
La maîtrise de l’arabe devrait ainsi offrir au Sénégal de nouvelles opportunités d’affaires et une vie intellectuelle plus diversifiée dans l’espace public. Aussi, dans un contexte où l’on parle beaucoup de vivre ensemble, une meilleure valorisation de la langue arabe dans le système éducatif sénégalais, permettrait-sans doute de cultiver la compréhension mutuelle, la tolérance religieuse.
Si apprendre une langue (arabe) peut impliquer, par endroits, l’apprentissage de la culture (islamique) qui lui est associé, cette valorisation devrait faire en sorte qu’il n’y ait plus de place aux amalgames. Cette valorisation pourrait également faire disparaitre certains stéréotypes et clichés qui pèsent sur cette langue et les personnes qui la pratiquent. En cela, laisser l’enseignement de la langue arabe à des initiatives privées reviendrait à davantage l’enfermer dans des logiques communautaristes et dogmatiques.
L’espace universitaire constituerait le lieu le plus indiqué pour donner de la valeur et de la légitimité professionnelle à une langue. Le gouvernement du Sénégal est ainsi appelé à être plus vigilant et impactant sur les choix de filières et les instituts d’enseignement qui accueillent les étudiants arabisants dans les universités du monde arabe et musulman. Il y va de la sauvegarde de notre identité d’Islam tolérant en barrant la route à d’éventuels idéologues qui pourraient reprendre le financement et le contenu de cette offre éducative, souvent laissée aux seules initiatives privées, sans un contrôle adéquat des curricula et supports didactiques.
De possibles repreneurs mal intentionnés pourraient détourner, ces étrangers parmi les siens (2016), pour reprendre le titre de l’ouvrage deSidi Lamine Niass,en quête de perspectives économiques et de promotion sociale.
De ce qui précède, il s’impose l’invention de nouvelles formes et méthodes d’enseignement et d’apprentissage de la langue arabe adaptées aux enjeux actuels du monde, de l’Afrique et du Sénégal.
Ce qui nécessitera l’emploi de nouvelles pratiques didactiques, devant permettre aux apprenants de développer l’expression orale par le biais d’une pédagogie adaptée aux enjeux de l’enseignement des langues étrangères.
Il y va également de l’inversement de la tendance presque généralisée dans l’enseignement des langues étrangères avec une prédominance de la grammaire sur la culture littéraire.
*Serigne Mbaye Dramé est doctorant à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar.
Ce texte est une version adaptée d’une présentation dans le cadre du colloque «African Research Matters : penser les futurs africains en réponse aux défis planétaires», tenu à l’Université Gaston Berger de Saint Louis du 15 au 18 mars 2022
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