Ouestafnews – Le Sénégal vit une transition numérique avec le projet de loi portant code des communications électroniques. Pour le président de l’Association sénégalaise des utilisateurs des TIC (Asutic), si cette mesure est votée, elle va ouvrir, entre autres, la voix aux surveillances de masse. Le président de l’Asutic est également revenu sur la nécessité de « développer nos propres logiciels », au risque d’être surveillé en permanence, à notre insu.
Ouestafnews – Les acteurs du web ont fustigé l’article 27 d’un projet de loi portant “code des communications électroniques”. A quoi doivent s’attendre les utilisateurs du web, si le projet de loi est adopté ?
Ndiaga Gueye – Légaliser et entamer un processus de surveillance, de filtrage, de censure, c’est mettre le doigt sur un engrenage dangereux. Aujourd’hui, c’est le blocage des OTT (Over the top -Viber, Whatsapp, etc.), le filtrage de contenus jugés gênants. Demain, ce sera les œuvres protégées par le droit d’auteur.
Après demain, ce sera une surveillance des correspondances privées des citoyens, des opposants politiques, des journalistes ou encore des lanceurs d’alertes. Une fois que les outils de surveillance sont installés sur les réseaux, il peut être tentant d’étendre leur usage. Cela peut facilement mener jusqu’aux types de surveillance de masse. Les citoyens perdent ainsi la souveraineté sur leur vie numérique.
Le vote de la loi donnera lieu à des situations où des contenus, des services ou, plus généralement, des communications peuvent être surveillés, filtrés, ralentis, ou bloqués par les opérateurs. C’est la censure d’internet.
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A l’inverse, ils peuvent aussi les favoriser, les mettre en avant, ou les imposer. C’est la discrimination, en somme un internet à deux vitesses, un pour les riches et un autre pour les pauvres, dans un pays où la fracture numérique est déjà béante.
Autrement dit, l’ARTP et les opérateurs décideront désormais de ce que les Sénégalais doivent voir et faire sur internet. Ainsi, la liberté d’expression, le libre accès à l’information, la liberté de choix des utilisateurs et le pluralisme des médias ainsi que la compétitivité et l’innovation sont menacés au Sénégal.
En outre, il y a le risque certain de comportement anticoncurrentiel dans la gestion du trafic de la part d’opérateurs ayant une position dominante sur au moins un des segments de la chaine de valeur du marché de l’accès à internet.
Ouestafnews – Donc vous percevez cette loi comme étant liberticide ?
N.G – Cette loi soulève un véritable enjeu de société au-delà des questions techniques, économiques et juridiques. La vie des Sénégalais se passe de jour en jour sur les réseaux téléphoniques et internet, qui donnent des moyens sans précédent de surveillance aux opérateurs, fournisseurs de services et à l’appareil d’Etat.
Voulons-nous vivre sous surveillance permanente ? Allons-nous accepter que, petit à petit, l’ARTP et les opérateurs soient les seuls juges des contenus à publier ou à consulter sur internet, le juge judiciaire étant progressivement écarté de ses fonctions ?
Ce serait une défaite de la séparation des pouvoirs et des droits des citoyens. Nous avons analysé ce projet de loi en ayant une démarche objective. Nous livrons des faits tout en concédant la liberté à tout un chacun, la liberté d’apprécier suivant sa compréhension de l’information que nous donnons.
Ouestafnews – Il est également constaté que sur les réseaux sociaux, les Sénégalais utilisent des applications qu’ils ne maîtrisent souvent pas. Quels sont les dangers liés à cela ?
N.G – La plus grande menace des Sénégalais, quand ils parcourent leur vie virtuelle, est liée aux mesures techniques. Ceci fait référence au sous-développement technique du Sénégal. 99% des applications que nous utilisons sont étrangères et sont développées par des étrangers.
Le problème avec ces applications est que nous ne savons jamais leurs inconvénients.
Aujourd’hui, nous sommes dans un monde où l’algorithme est beaucoup plus puissant que le droit. Le développeur peut mettre en places des algorithmes qui contournent la loi, à l’insu de l’utilisateur.
Pour vous donner un exemple, quand vous achetez un smartphone, il vient avec ses applications par défaut. Ce qui veut dire qu’on ne vous laisse même pas le choix de prendre les applications que vous voulez.
Il vous arrive de ne plus vouloir être géo-localisé et d’éteindre l’application de localisation. Une étude récente a démontré que la géolocalisation continue à l’insu de l’utilisateur, même quand le téléphone est éteint.
Ce qui veut dire qu’a votre insu, des données sont collectées sur vous. En clair, c’est de l’espionnage. Ce qui est un danger réel. Et tant que nous continuerons à utiliser ces applications, nous ne serons pas à l’abri de ces situations-là.
Beaucoup de pays vont dans le sens de développer leurs propres applications. En Algérie, il y a l’équivalent de WhatsApp (Voice over Ip). Dans beaucoup de pays arabes, il y a beaucoup de Facebook locaux développés par leurs populations.
C’est vers cette direction qu’il faut aller. Tant que nous utilisons ces applications étrangères, nous ne pourrons jamais avoir le contrôle sur nos données personnelles. C’est impossible, il ne faut pas rêver.
Les sociétés à qui appartiennent ces applications sont privées. Ce qui les intéresse, c’est de gagner de l’argent. Ils prônent la sécurité des clients, mais au fond cela ne les intéresse pas.
Elles vont continuer à collecter des informations sur vous pour les vendre. Parce que maintenant le big data, c’est les données des utilisateurs qui est une mine d’information inestimable utilisée commercialement, politiquement et dans le domaine de la sécurité.
Ouestafnews – Le Sénégal a-t-il mis sur pied des entités pour remédier à cette situation ?
N.G – Malheureusement, il n’y a même pas un fonds numérique pour le Sénégal. Dans d’autres pays, on crée des camps pour inciter les jeunes à créer des applications pour les besoins locaux.
Rien n’est fait pour favoriser la production d’applications locales. Et pour élaborer une stratégie dans ce sens, le minimum c’est d’avoir connaissance de l’existant. Autrement dit, qu’est-ce qui existe réellement actuellement ? Est-ce que les autorités peuvent dire quel est le nombre d’ingénieurs de conception qu’on a?
Quels sont les besoins du marché, des écoles de formation en informatique? Où est-ce que nous avons des lacunes pour le développement de sites web, d’applications mobiles ?
Il faut d’abord faire une analyse de l’existant, voir les points focaux, connaitre nos points faibles et élaborer une stratégie… Cela veut dire qu’il faut développer une véritable industrie du numérique.
Ce qui n’est pas le cas du Sénégal. Si vous regardez le PSE (Plan Sénégal émergent), le numérique occupe une portion congrue.
Le Plan d’action prioritaire (PAP) du PSE est évalué à 9.600 milliards de francs CFA. Le numérique n’a qu’une enveloppe de 60 milliards. Cette somme est répartie entre le parc numérique de Diamniadio et des cybers villages.
Parmi les 27 projets prioritaires du PSE, aucun ne concerne le numérique. La vision du gouvernement est de penser que si on met le numérique dans l’éducation et la santé, alors on le développe. Or, cela n’est pas le développement le numérique.
Le numérique, qui crée de la valeur ajoutée, c’est dans ce sens qu’il faut aller : utiliser les ordinateurs fabriqués localement qu’on pourra demain exporter.
Ouestafnews – La mise en œuvre sera-t-elle aussi facile comme vous le dites ?
N.G – Peut-être qu’il sera difficile de rattraper notre retard numérique mais celui de l’intelligence, on peut toujours le rattraper.
Dans d’autres pays, le gouvernement prend en charge le développement des applications à utiliser au niveau local. Ce n’est pas aux opérateurs privés de le faire. Car ces derniers ne s’intéressent qu’aux applications qui vont dans leur intérêt, à savoir comment gagner plus d’argent.
Il appartient au gouvernement de créer des conditions pour le développement d’une industrie du numérique dans ce pays. Et ce n’est pas compliqué. Créer des espaces de programmation informatique ne demande pas beaucoup d’argent. Il faut insister sur le capital humain. Au Japon, à l’école primaire, on apprend aux élèves à programmer. Cette enfant-là, 20 ans plus tard, sera un crack pour le développement informatique.
DD/ad
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