Ouestafnews – Ruptures de stocks dans le service public, concurrence déloyale des circuits illicites dans le privé : voilà entre autres les fléaux qui gangrènent le marché du médicament au Sénégal. Des questions qui interpellent la Pharmacie nationale d’approvisionnement (PNA) mais aussi le secteur privé. Ce dernier, se considérant plutôt comme victime du marché illicite, dénonce la caducité des textes et la fiscalité. Le médicament au Sénégal, c’est une crise multiforme. Ouestaf News vous en fait l’autopsie.
En août 2017, des cas de rupture de médicaments ont été relayés par la presse dans des hôpitaux publics à l’intérieur du pays, notamment dans la région de Fatick (ouest).
L’idée de rupture n’emporte point l’adhésion de la PNA, la structure chargée de ravitailler les structures publiques de santé.
«Il faut d’abord déterminer les produits manquants, les structures concernées et les causes, avant de parler de rupture et de la responsabilité de la PNA», a déclaré à Ouestafnews Dr Lamtoro Seck, pharmacien-logisticien chargé des Projets et Initiatives à la PNA.
Pour le docteur Seck, on ne peut pas confirmer une éventuelle rupture sans avoir déterminé au préalable les éléments précités.
Les médicaments vendus dans les structures publiques de santé sont dits « essentiels».
«Ce sont des médicaments qui répondent aux besoins de santé prioritaires d’une population. Ils sont sélectionnés en fonction de la prévalence des maladies, de l’innocuité, de l’efficacité et d’une comparaison des rapports coût-efficacité», explique l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Une rupture dans la chaîne d’approvisionnement de ces produits serait en porte-à-faux avec les recommandations de l’OMS qui soulignent notamment que ces médicaments «devraient être disponibles en permanence dans le cadre de systèmes de santé opérationnels, en quantité suffisante».
Au Sénégal, ces médicaments «essentiels» sont au nombre de 118. Une liste censée être révisée tous les deux ans par la direction de la pharmacie et du médicament (Dirpham).
«Il faut comprendre qu’il y a plusieurs acteurs qui interviennent dans le système d’approvisionnement, les charges sont partagées. Chaque acteur a son rôle et sa responsabilité», renchérit le docteur Seck.
La PNA chapeaute la chaîne de ravitaillement entre les districts sanitaires. Les pharmacies régionales d’approvisionnement (PRA) constituent des entités intermédiaires. Elles recueillent les commandes des postes et cases de santé.
Selon Dr Seck, dans la mesure où il s’agit d’un travail à la chaîne, avant de parler de rupture dans un poste de santé quelconque, il est important de savoir si le poste a fait la commande à temps et s’il a acheté en quantité suffisante.
“Le Sénégal importe 90% de ses besoins en médicaments“
Toutefois tempère le pharmacien, «dans la chaîne d’approvisionnement, une rupture ne peut être totalement exclue, mais il faut la réduire à sa plus simple expression». «Dans notre contrat de performance, on s’est engagé à confiner les ruptures à un taux de 10% et nous y travaillons», ajoute Dr Seck.
Le fardeau des textes
Les chiffres du ministère de la Santé et de l’Action sociale indiquent que le Sénégal importe 90% de ses besoins en médicaments. La PNA, chargée de ravitailler le public, a recours aux appels d’offres et est par conséquent soumise au code des marchés.
Une situation qui se traduit parfois par des retards notamment au niveau de la livraison des médicaments, essentiellement des génériques venus des fabricants asiatiques. Au niveau de la PNA, l’heure est au plaidoyer pour un «allègement» des procédures, au regard de l’urgence que constitue le médicament.
«Les obligations du code des marchés poussent à faire les procédures un an avant et rien que les délais incompressibles de l’appel d’offres, c’est 296 jours. La livraison des produits, si ce n’est pas par avion, peut prendre 120 jours», déplore Dr Seck. Entre juillet 2011 et fin 2014, la Commission de règlement des différends de l’Agence de régulation des marchés publics (ARMP) s’est plusieurs fois penchée sur des litiges opposant la PNA et des fournisseurs.
Griefs des privés
Pour le docteur Assane Diop, secrétaire général du Syndicat des pharmaciens privés du Sénégal (SPPS), le secteur est confronté à trois grands problèmes : la prolifération du marché parallèle, la caducité des textes réglementaires qui datent de 1954 et la fiscalité.
Au Sénégal, outre les pouvoirs publics, le secteur des médicaments comporte des entités privées comme les pharmacies privées et les fabricants locaux. Les pharmacies privées sont ravitaillées par ceux qu’on appelle grossistes-répartiteurs (six au total) qui sont des privés agréés.
Sur les 1350 pharmaciens exerçant dans le pays, 1000 sont des privés dont les 560 sont basés dans la région de Dakar. Le public compte 140 spécialistes.
Une inégale répartition sur le territoire national qu’on pourrait comprendre à travers les textes du ministère de la Santé.
En ce qui concerne la réglementation de l’ouverture d’officines privées, le dernier arrêté du ministère de la Santé renseigne qu’à Dakar et sa région, « la distance à vol d’oiseau » à respecter entre deux pharmacies est de 200 mètres pour ce qui est du centre-ville de la capitale.
« Dans les communes de la région de Dakar, une distance de 300 mètres doit être respectée. À l’intérieur du pays, la distance réglementaire est de 400 mètres », mentionne le document consulté par Ouestafnews.
De la cherté du médicament
La cherté des médicaments revient souvent dans les débats publics. Une idée reçue soutient que les pharmaciens s’enrichissent sur le dos des citoyens. Un argument battu en brèche par le Syndicat des pharmaciens privés.
«Il est important de savoir que c’est l’Etat qui fixe les prix et les marges bénéficiaires et non les pharmaciens», précise Dr Assane Diop.
L’arrêté ministériel du 15 janvier 2003 fixe le mode de calcul du prix de vente au public. Il souligne en effet que le prix de vente au public, dans les officines de pharmacie et les dépôts privés de médicaments, est obtenu en ajoutant « au prix grossiste hors taxe les frais de mise à CAF (Coût-Assurance-Frêt) de 10%, les frais de transit local (1,5% de la valeur CAF), le timbre douanier au taux officiel en vigueur et les marges des grossistes-répartiteurs et des pharmaciens d’officine».
Depuis 2012, le Sénégal est en train de mettre en place une Couverture Maladie Universelle (CMU) et a rendu gratuits les antirétroviraux, les antituberculeux ainsi que le traitement contre le paludisme. Il n’y a plus de hausse des prix depuis 2013 et la politique de baisse engagée par l’Etat a permis d’économiser 40 milliards FCFA, lit-on dans un document de la Dirpham.
Au Sénégal, l’ensemble des médicaments entrant dans les circuits réglementaires obtiennent une autorisation de mise sur le marché (AMM), délivrée à l’issue d’un «contrôle technique» effectué par le Laboratoire national de contrôle des médicaments.
A cela s’ajoute la pharmacovigilance que le ministère de la Santé décrit comme «la surveillance des médicaments et la prévention du risque d’effet indésirable résultant de leur utilisation, que ce risque soit potentiel ou avéré».
Toutefois, il est loisible de se demander si le contrôle technique des produits entrant dans le pays ne risque pas d’être sacrifié sur l’autel de la rentabilité financière. Cela d’autant que non seulement le Sénégal achète le générique le moins cher pour chaque produit mais aussi exige du fabricant une réduction de 15% avant l’autorisation de mise sur le marché.
Faible production locale
Au niveau des fabricants locaux de médicaments, on compte Sanofi Winthrop, Valdafrique, West Africa Pharma. Ces entreprises exportent aussi leurs produits vers la sous-région. Sur son site web, Sanofi Winthrop, qui couvre les 15 pays d’Afrique de l’ouest, revendique le statut de leader ouest africain. Toutefois sa production ne concerne que 200 médicaments, essentiellement des antibiotiques et des antipyrétiques.
L’industrie pharmaceutique locale ne satisfait que 10 à 15% des besoins du pays en médicaments. Une situation qui risque de devenir plus morose avec le départ de Pfizer Afrique de l’ouest, filiale du géant américain Pfizer, qui a choisi de quitter le Sénégal pour s’installer au Maroc à la fin de l’année 2017.
Pour la PNA comme pour les grossistes-répartiteurs, le recours à l’importation est massif. Selon des chiffres officiels, les commandes se situent à 100 milliards FCFA par an pour le privé et 3 milliards FCFA pour le public.
A quand l’émergence d’un générique local?
Un médicament générique est généralement défini par les spécialistes comme une molécule commercialisée par un autre laboratoire que celui qui l’a découverte, suite à l’expiration de son brevet d’exploitation. S’il peut contenir d’autres excipients, son action curative est identique au médicament d’origine.
La dissémination du générique à travers le monde participe de la baisse des coûts liés à la santé. En Afrique, le marché du générique est encore embryonnaire et les pays qui sortent un peu du lot sont essentiellement ceux de la sphère anglophone particulièrement le Nigeria, le Kenya et l’Afrique du Sud.
En guise de comparaison, le Sénégal ne compte qu’une poignée de fabricants locaux contre une centaine pour le Nigeria et une trentaine pour le Ghana. «Au Sénégal, beaucoup de choses nous bloquent. Il y a surtout le problème du financement mais aussi les textes», analyse le secrétaire générale de la SPPS.
Selon un rapport du cabinet Mckinsey, l’Afrique constitue un marché très prometteur pour l’industrie pharmaceutique. En Afrique, la dépendance vis-à-vis des fabricants asiatiques de médicaments génériques est jugée très forte.
Xavier Crespin, directeur de l’Organisation ouest africaine de la santé (OOAS, une entité de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’ouest (15 pays), souligne que l’Afrique de l’ouest ne produit que 25% de ses besoins en médicaments. «Un taux que les Etats de la Cedeao veulent amener à 50%», annonçait-il, sans détails supplémentaires en marge d’une visite officielle au Ghana, en mars 2017.
D’autre part, le générique asiatique (l’Inde étant considérée comme le leader mondial) qui inonde l’Afrique n’est pas forcément au-delà de tout soupçon. Le fabricant indien Ranbaxy qui compte une large clientèle en Afrique a écopé en 2013 d’une amende de 500 millions de dollars aux Etats-unis pour une affaire de notice truquées.
En 2015, l’Agence européenne du médicament (EMA) avait retiré des officines de l’Union européenne 700 médicaments génériques produits par l’indien GVK Bio. A l’issue de tests cliniques, l’EMA avait décelé des irrégularités sur les produits incriminés. Aucun produit de GVK Bio n’est vendu au Sénégal. Par contre, 91 médicaments fabriqués par Ranbaxy y sont autorisés et commercialisés.
MN/ad
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