Médias et lutte contre la corruption : le sensationnel l’emporte

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Dans ce contexte marqué par la mésinformation et la désinformation, l'exploitation des rapports de corps de contrôle de l’État, devient un moment crucial pour le grand public et les médias. Photo/Ouestaf News

Ouestafnews – Il suffit d’être cité par un rapport d’un corps de contrôle pour voir son nom associé à des termes qui renvoient au pire. Dans cette précipitation, pas de différence ni de catégorisation entre les manquements mineurs, les délits et les crimes ; encore moins de précaution : être cité, c’est être coupable. Ce qui conduit souvent à la mésinformation, voire à la désinformation.

« Les faits relatés dans le présent rapport définitif présumés constitutifs de fautes de gestion ou d’infractions pénales ont fait l’objet, selon les cas, de projets de déférés ou de référés soumis aux autorités compétentes conformément aux règles et procédures prévues par la loi organique n°2012-23 du 27 décembre 2012 sur la Cour des comptes ».

Les enquêteurs de la Cour des comptes avertissent ainsi en début de leur récent rapport sur la gestion des fonds de riposte à la pandémie de Covid-19. Le rapport ne constitue pas une décision d’inculpation, encore moins une condamnation des personnes qui y sont citées.

Pourtant, les médias et le grand public ont souvent une autre compréhension de cet état de fait. Plus catégorique. Plus tranchante. Il est vrai que dans un pays comme le Sénégal où les ressources sont rares, et où l’impunité est souvent la règle en matière de corruption, être mêlé de près ou de loin à un quelconque délit ou abus sur ces ressources constitue des actes impardonnables.

En 2017 déjà, Ouestaf News avait mis en lumière la gravité des faits et la grande impunité qui règne dans ce pays.

Lire aussi : Lutte contre la corruption 2012-2017 au Sénégal: état des lieux

Souvent remontés, et à juste titre, contre tous ceux qui sont soupçonnés ou cités dans ces rapports de contrôle, les médias n’y vont pas de main morte pour relayer le contenu de ces documents à la population. Ils utilisent certains termes juridiques en faisant fi des différences et subtilités sémantiques. Résultat : les rapports des corps de contrôle de l’État sont interprétés par chaque citoyen selon sa propre compréhension. Une confusion qui peut conduire, dans l’espace public, à de la mésinformation (usage et diffusion, souvent par ignorance, d’une fausse information ou d’une information hors contexte, sans vraiment avoir l’intention de nuire) ; ou plus grave, à de la désinformation (volonté manifeste de manipuler ou de nuire).

L’exploitation journalistique de documents officiels à des fins de publication reste un moment crucial, autant pour le public que pour le journaliste lui-même. Cela devient plus important encore dans un contexte caractérisé par l’absence criarde de toute disposition légale favorisant et encadrant l’accès à l’information.

Pour Ibrahima Anne, rédacteur en chef du quotidien Wal fadjri (privé), « la course au scoop avec des informations incomplètes ou sorties de leur contexte est en elle-même un facteur de désinformation du public ». M. Anne fustige : « un gestionnaire de fonds publics simplement rappelé à l’ordre concernant un défaut de visa ou des manquements mineurs est jeté en pâture à l’opinion avec des termes comme ”épinglé”, ”scandale”, etc. Cette opinion l’assimile vite à un délinquant… ». 

La propension du grand public à vite qualifier de « délinquants » les personnes citées dans ces rapports est aussi favorisée par la persistance de la corruption au Sénégal. Malgré leurs promesses de lutter contre ce fléau, les régimes d’Abdoulaye Wade (2000-2012) et de Macky Sall (depuis 2012) n’ont rien pu faire.

 Selon un rapport d’Afrobaromètre en 2022, la perception de la corruption est en hausse au Sénégal, avec 73 % des Sénégalais qui affirment que la corruption « a augmenté »dans leur pays, dont 60% qui déclarent qu’elle a « beaucoup augmenté ».

 Le même rapport précise que « le président et les officiels de la présidence, les députés et les fonctionnaires sont perçus comme les plus corrompus parmi les leaders et institutions publiques clés ».

Hormis pour le président, qui, au Sénégal fait rarement, voire jamais, l’objet d’enquête, les corps de contrôle, à travers leur rapport sur l’évaluation et l’audit de la gestion de ces personnalités, apportent des éléments factuels sur la corruption, différents de la seule « perception » utilisée par certains organismes internationaux (Transparency international, Afrobaromètre).

Qu’à cela ne tienne ! Le directeur du site impact.sn, Momar Dieng (par ailleurs spécialisé dans l’investigation et collaborateur à Ouestaf News), admet plutôt qu’« une mauvaise exploitation des rapports des corps de contrôle peut donner lieu à la publication de fausses informations » mais pas forcément à la désinformation. Selon lui, la désinformation nécessite une intention manifeste de tromper l’opinion. Sinon, on est simplement  dans « le  registre de l’incompétence journalistique ».

« De manière générale, il y a toujours le risque d’altérer un message complexe ou un résultat quand on le rapporte en le simplifiant ou sans en faire ressortir les nuances », précise Coumba Sylla, rédactrice en chef adjointe du bureau francophone d’Africa Check, site spécialisé en fact-checking.

Par conséquent, ajoute Coumba Sylla, « ce peut être une altération accidentelle ou non intentionnelle, qui relève de la mésinformation. Ce peut être aussi délibéré, pour induire en erreur, choquer ou jouer sur des sentiments négatifs, ce qui relève de la désinformation ».

Désinformation ? Ce n’est point l’avis du journaliste Assane Diagne ancien rédacteur en chef de l’Agence de presse sénégalaise et du bureau francophone d’Africa-Check. Il dénonce plutôt « un traitement partisan voire incomplet » des rapports publics des corps de contrôle de l’État sénégalais. 

« Souvent, la presse parle du contenu de ces documents alors qu’elle ne dispose que d’informations parcellaires et incomplètes. Il s’agit d’informations incriminant des responsables politiques ». Pour Assane Diagne, « l’idéal serait de disposer des rapports complets pour un traitement plus professionnel et non de bribes d’informations, même vraies, mais qui ne contribuent pas à une information équilibrée ».

Désaffection du public

Les nombreuses autosaisines et les plaintes de tiers auprès du Conseil pour l’observation des règles d’éthique et de déontologie dans les médias au Sénégal (Cored) constituent une preuve de la défiance et de la désaffection du public vis-à-vis des médias, dans un contexte où la désinformation est exacerbée par les réseaux et médias sociaux et où une pléthore de médias se crée au gré du vent.

Sur son site, le Cored publie une trentaine d’avis d’autosaisines et de plaintes contre des journalistes et des organes de presse, entre 2021 et 2023. Les griefs ont souvent pour noms : « accusations non fondées, non-respect des règles éthiques et déontologiques et traitement déséquilibré ou tendancieux de l’information ».

On énumère au Sénégal une quarantaine de journaux dont une trentaine de quotidiens, plus de 200 radios (publiques, privées commerciales et communautaires), plus d’une vingtaine de chaînes de télévision et entre 200 et 300 sites qui se disent « sites d’information », selon une récente étude du laboratoire du numérique et des nouveaux médias de l’École Supérieure de Journalisme des Métiers de l’Internet et de la Communication (E-jicom), pour un pays de 18 millions d’habitants avec un taux d’analphabétisme des 15 ans ou plus estimé à 57,2% en 2014 selon l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD).

Cette floraison de médias, dont une bonne partie gérée par des non-professionnels, plus soucieux de clics que d’information, explique aussi en partie ce traitement sensationnel et racoleur des différents rapports, au détriment de la rigueur et de la précision journalistique.

« Le langage juridique a ses spécificités que même certains, malgré quelques années passées en faculté de droit, ne parviennent pas à comprendre », précise Ibrahima Anne de Wal Fadjri. Donc, il y a « un décalage entre ce qui est contenu (dans les) rapports et les versions livrées à l’opinion », relève le journaliste, par ailleurs titulaire d’une maîtrise en droit.

La complexité de ces rapports publics devient donc un défi pour les journalistes, qui n’en comprennent pas toujours toutes les subtilités.

Face à ces légèretés qui pourraient éventuellement nuire à l’image de la profession, Mamadou Thior, président du Conseil pour l’observation des règles d’éthique et de déontologie dans les médias (Cored), préconise que « le journaliste qui s’intéresse á ces questions ait déjà les prérequis pour bien expliquer, en des termes simples, la complexité de ces rapports. »

« Quand un journaliste décide de publier un article en partant de rapports publics, soit il maîtrise ce dont il est question dans les documents à sa disposition, soit il travaille en binôme avec une personne plus compétente comme des experts », recommande Momar Dieng.  

L’exigence d’honnêteté et de clarté qui s’impose aux professionnels des médias est inséparable du traitement de l’information alors que les critiques contre la presse atteignent des niveaux élevés dans l’opinion publique. Coumba Sylla reconnaît cet état de fait en mettant en exergue le peu d’implication de certains journalistes dans le travail de clarification des termes et des enjeux qu’ils peuvent porter. 

Les journalistes sont « censés rendre intelligibles pour le public les faits rapportés, les données vérifiées mais cela n’est pas toujours le cas (…) pour diverses raisons ». La cause, « il y a des journalistes qui reprennent le jargon des experts par paresse, d’autres parce qu’ils ne se disent pas que le grand public, ou une partie du public ne comprend pas ce vocabulaire technique ou spécialisé », explique la rédactrice en chef adjointe d’Africa Check.

« Les auteurs (des rapports, NDLR) sont des professionnels qui emploient leur langage, leur propre jargon. Il appartient donc aux journalistes qui traitent ces documents d’expliquer et d’expliciter ces termes pour permettre au lecteur non initié de comprendre », renchérit Assane Diagne

Une orientation à laquelle souscrit Mamadou Thior du Cored, soucieux de mettre en garde contre ces « journalistes superficiels qui finissent par désinformer au lieu d’informer. » FD/md/ts

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