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Politique linguistique et exercice de la citoyenneté (LIBRE OPINION)

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Par Arame Fal*

« Il ne faut pas considérer les langues européennes comme de riches diamants enfermés sous une cloche et dont les brillants reflets nous aveuglent ; l’attention doit être fixée plutôt sur le processus historique de leur formation. Notre raison devient alors créatrice en s’apercevant que de telles voies sont praticables par tous ». Cheikh Anta Diop CH. A. Diop, Les fondements culturels, techniques et industriels d’un futur État fédéral d’Afrique noire, Paris, Présence africaine, 114 pages, 1960.

Il est à souhaiter que l’effacement des langues nationales de l’intitulé du Ministère de l’Éducation ne fasse pas oublier l’impérieuse nécessité – non seulement pour le Sénégal mais aussi pour les autres pays africains anciennement colonisés par la France – de mettre fin à l’exclusion des langues nationales de la sphère publique. Il s’agit de donner un statut officiel à ces dernières à côté du français, selon des modalités à déterminer par une planification linguistique appropriée. Les statistiques publiées par la Francophonie sur le nombre de francophones(1) , sont édifiantes à ce sujet : Mauritanie 5,0%, Bénin 8,8%, Burkina Faso 5,0%, Mali 8,2%, Niger 9,0%, Sénégal 10,0% de francophones Togo 32,8%. Le cas du Sénégal est particulièrement préoccupant quand on sait que le français y est enseigné depuis plus de deux cents ans avec Jean Dard, pédagogue et instituteur français qui institua l’enseignement bilingue français-wolof à Saint-Louis, l’ancienne capitale, en 1817.
L’exclusion des langues nationales de la sphère publique instaure une véritable inégalité devant la loi. Dans un article intitulé : Répondre aux exigences de l’État de droit en assurant l’égalité des francophones et des non-francophones devant la loi (2) , Madame Fatou Kiné Camara, docteur en droit et membre de l’Association des Juristes Sénégalaises pose cette question pertinente : « …peut-on accepter qu’en dépit du principe constitutionnel de l’égalité de tous devant la loi, la première rupture de l’égalité soit constituée par le fait de ne légiférer qu’à l’attention exclusive de la minorité francophone, et tant pis pour les autres, l’écrasante majorité non-francophone étant laissée de facto en marge de l’État de droit ? » Ce que dit Madame Fatou Kiné Camara, tout autre expert pourrait le dire dans son domaine d’intervention. Cette absence de communication entre les gouvernants et les gouvernés doit être citée parmi les causes du sous-développement de l’Afrique. L’on aime bien comparer le niveau de développement de la Corée du Sud à celui d’autres États Africains, en affirmant que dans les années 60, ils en étaient au même point, mais ce que l’on omet de préciser c’est l’important travail de revalorisation de la langue coréenne en vue d’en faire une langue d’État, à la place du japonais, avec un accent particulier sur la scolarisation des enfants. Dans le domaine de l’éducation, l’inadaptation de la langue d’enseignement est invoquée, parmi d’autres facteurs dans la grave déperdition scolaire qui frappe l’école, ainsi on estime que 40% des élèves inscrits à la première année de l’école élémentaire n’arrivent pas à la fin du cycle, autant dire que la plupart de ces enfants retournent à l’analphabétisme. Il y a faiblesse de niveau dans tous les domaines, particulièrement dans l’enseignement des mathématiques.

Au niveau de la santé, les grands programmes de l’Organisation Mondiale de la Santé (VIH sida, mortalité maternelle et infantile, tuberculose, paludisme) ont du mal à atteindre leurs cibles. Il en est de même dans le domaine de la finance avec les programmes de microcrédit qui intéressent le secteur non formel composé en majorité d’analphabètes, mais faisant preuve d’une grande vitalité dans l’économie du Sénégal. S’agissant du transport, avec la recrudescence des accidents de la route, la non-maîtrise de la langue est invoquée ; les chauffeurs ne comprennent pas le code de la route rédigé en français. Comme pour accentuer l’exclusion des non-francophones, à l’approche des élections législatives, certaines voix se sont élevées ces jours-ci pour exiger « un niveau académique élevé » (sous entendu en français) de la part des futurs représentants du peuple à l’Assemblée nationale. Si ce critère était retenu, la grande majorité des femmes serait exclue de cette institution ; en réalité ce qui est surtout demandé au futur candidat, c’est d’être instruit des problèmes des populations, d’être en mesure de construire le plaidoyer s’y rapportant avant de le défendre avec toute la rigueur et le talent requis. Cela peut être fait dans toutes les langues du monde, c’est-à-dire dans les langues nationales aussi. De fait, derrière ce type de propos généralement émis par une partie de l’élite politico-intellectuelle se cache un questionnement quant à la capacité des langues nationales d’exprimer la modernité. Laissons Maurice Houis (3) – grand spécialiste de la langue susu, qui a créé dans les années 60 le département de Linguistique de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire, donner sa réponse : « …en tant que linguiste africaniste, je puis affirmer que les langues africaines ne présentent aucune particularité interne qui les rendrait moins aptes que les langues européennes à exprimer les concepts scientifiques. Sur ce point c’est presque du racisme : il s’agit d’un préjugé irrationnel que la meilleure argumentation ne peut détruire. Il y a l’attitude objective, scientifique d’un côté, et l’attitude irrationnelle de l’autre. » L’autre problème qui se pose c’est la diversité linguistique, elle est présente partout à travers le monde, chaque entité essaie de la gérer au mieux des intérêts des populations. Citons la Suisse (français, allemand, italien, romanche), la Finlande (finnois, suédois), le Luxembourg (luxembourgeois, français et allemand), l’Espagne (à côté de l’espagnol langue officielle d’État, le catalan, le basque et le galicien sont reconnus comme langues co-officielles dans les régions où ces langues sont parlées. Au sein même de l’hexagone, des dispositions particulières sont prises pour certaines langues régionales comme le corse, le breton, l’occitan etc., il en est également ainsi avec le créole dans les territoires d’Outre Mer.

Pour le Sénégal, il existe des contributions consacrées à la gestion de la diversité linguistique qui peuvent valablement servir de documents de travail. Il en est ainsi de la proposition du député Samba Diouldé Thiam lors de la déclaration de politique générale du Premier Ministre Souleymane Ndéné Ndiaye, le 23 juillet 2009. Elle consiste à « enseigner le wolof sur l’ensemble du territoire national en package avec une autre langue, variable selon l’aire géographique », en cela elle est en phase, en ce qui concerne l’éducation, avec les conclusions de la Commission Nationale de Réforme de Éducation et de la Formation (CNREF) déposées en 1984 auprès du gouvernement du Sénégal. Mais consciente du fait que l’éducation –formelle et non formelle- ne peut pas fonctionner en vase clos, cette dernière s’est également penchée sur la gestion des langues dans la vie politico-administrative. Ainsi elle propose l’adoption des six langues nationales dites de première génération (4) comme langues de travail, à côté du français, le wolof étant utilisé comme langue véhiculaire au niveau national, chacune des cinq autres langues devant être utilisée, en même temps que le wolof et le français dans leurs zones d’implantation. Les critères retenus étaient d’ordre démographique (nombre de locuteurs, densité de la population dans la zone d’implantation), géographique (loc
alisation, étendue de l’aire d’influence), sociologique (utilisation comme langue seconde par d’autres communautés linguistiques ou comme langue de communication par des communautés linguistiques différentes) etc.

Dans son argumentaire, la CNREF donne l’exemple de l’Assemblée nationale, où le français et le wolof pourraient être utilisés, tandis que dans les assemblées régionales, les langues dominantes à ce niveau viendraient s’ajouter aux deux langues citées.

Ce schéma pourrait être grosso modo comparé à ce que font certaines radios de la place avec les émissions synchronisées en français et en wolof sur l’étendue du territoire sénégalais, langues auxquelles s’ajoute, au niveau des régions, la langue dominante localement. Nous ajoutons que les langues non utilisées à ces différents niveaux ont leur place au sein de la communauté dans les assemblées locales, les cases des tout petits, les différentes activités des associations villageoises etc.

En vérité, une langue de par ses qualités intrinsèques n’est ni facteur de progrès, ni facteur de sous-développement, ni facteur d’ouverture, ni facteur d’isolement. Ce qui peut être facteur de progrès pour l’Afrique, c’est de mettre à la disposition des populations, dans les langues qu’elles maîtrisent déjà, les savoir et les savoir-faire modernes. Et de ce point de vue, les langues africaines sont les langues de l’ouverture et du progrès.

L’auteure, Arame Fal est linguiste
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(1) Francophone : « personne capable de faire face, en français, aux situations de communication courante », comme le définissent les auteurs de l’étude.
( 2) In Revue mensuelle : La Citoyenne, juillet 2007, p. 32-33.
(3) L’Afrique et l’avenir de ses langues (Table ronde réunissant, outre Maurice Houis, CH. A. Diop et Pierre Maes in La Nouvelle Critique), n° 93, avril 1976, pp. 21-27.
(4) Les six langues dites de première génération, celles qui ont été les premières à être codifiées : wolof (70,9%) pulaar (21,1%), sereer (13,7%), manding (6,2%), joola (5,2)%, soninke (1,4%), selon les chiffres officiels du recensement général de 1988.

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