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Régulation du numérique : l’Afrique face aux géants technologiques (Libre opinion)

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Par Isaac Sissokho*

L’observation perspicace de Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), selon laquelle Elon Musk pourrait se servir de Donald Trump comme un bouclier contre la régulation européenne des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), met en lumière un enjeu stratégique qui dépasse largement le cadre européen et interroge frontalement l’avenir numérique du continent africain. Cette analyse, loin d’être anodine, révèle les tensions croissantes entre les ambitions hégémoniques des géants technologiques et les aspirations légitimes des nations à préserver leur souveraineté numérique.

Dans ce contexte géopolitique mouvant, l’Union européenne s’est positionnée comme précurseur en matière de régulation numérique, notamment à travers l’adoption du Digital Services Act (DSA) et du Digital Markets Act (DMA). Ces dispositifs réglementaires, aussi ambitieux que nécessaires, visent à circonscrire la puissance tentaculaire des Gafam tout en garantissant une protection accrue des droits des utilisateurs. Un exemple, entre autres,  en 2017, Google s’est vu infligé une amende de 2,42 milliards d’Euros par la commission européenne pour abus de position dominante.

La résistance manifeste d’acteurs tels qu’Elon Musk face à ces initiatives régulatrices préfigure des tensions entre les impératifs de souveraineté numérique et les intérêts économiques colossaux des géants américains de la technologie, dont le chiffres d’affaires a atteint, tenez-vous bien, 1.550 milliards de dollars pour l’année fiscale 2023.

Cette confrontation entre régulation et dérégulation trouve une résonance particulière dans le secteur des télécommunications, où s’accentue un déséquilibre structurel entre les opérateurs traditionnels et les services Over-The-Top. Les services OTT sont tous ces services de contenu numérique fournis directement via internet par des acteurs qui contournent les opérateurs traditionnels de télécommunications.

Les services OTT,  privilégiés par leur modèle économique, exploitent les infrastructures existantes sans contribuer équitablement aux investissements nécessaires à leur maintenance et à leur développement. Cette asymétrie réglementaire s’avère particulièrement préjudiciable pour les marchés émergents africains, dont les opérateurs se trouvent confrontés à une équation complexe : réaliser des investissements massifs dans les infrastructures tout en affrontant la concurrence d’acteurs OTT disposant de ressources financières considérables.

La vulnérabilité des marchés africains – singulièrement l’espace sous-régional ouest-africain – face à cette dynamique présente des caractéristiques spécifiques qui méritent une attention particulière.

L’absence d’harmonisation réglementaire réelle dans l’espace Uemoa (Union économique et monétaire ouest-africaine, NDLR), couplée à une capacité limitée de supervision des acteurs numériques, expose ces marchés à une forme de colonisation numérique. Cette situation est exacerbée par une dépendance technologique chronique vis-à-vis des solutions étrangères et par la fragilité persistante des écosystèmes numériques locaux.

Face à ces défis multiformes, l’harmonisation réglementaire régionale s’impose comme une réponse stratégique incontournable. Cette approche coordonnée permettrait, non seulement de renforcer le pouvoir de négociation des États africains face aux géants du numérique, mais faciliterait également l’émergence d’acteurs panafricains compétitifs, capables de s’affirmer sur la scène internationale. La mutualisation des ressources de supervision qui en découlerait constituerait un atout majeur pour l’efficacité des dispositifs de contrôle.

Protéger l’innovation locale

Dans cette perspective, l’instauration d’un mécanisme de contribution équitable apparaît comme une nécessité impérieuse. Ce dispositif contraindrait les plateformes numériques à participer activement au financement des infrastructures et au développement des compétences locales, tout en respectant des obligations strictes en matière de localisation des données. Cette approche équilibrée permettrait de concilier les impératifs de développement économique avec les exigences de souveraineté numérique.

La protection et la stimulation de l’innovation locale constituent un autre enjeu stratégique majeur. Le développement de mesures spécifiques visant à soutenir l’émergence de champions numériques africains s’avère indispensable. Ces dispositifs devraient favoriser les partenariats technologiques tout en garantissant une protection efficace des données personnelles des utilisateurs africains. Cette démarche nécessite un renforcement substantiel des capacités institutionnelles des régulateurs, ainsi que le développement d’outils de supervision numérique adaptés aux réalités locales.

La valorisation des spécificités africaines dans le domaine numérique représente une opportunité unique de développement endogène. L’innovation, pour être pertinente et efficace, doit s’adapter aux contraintes locales tout en promouvant des modèles économiques inclusifs. Les usages spécifiques du numérique en Afrique, caractérisés par une grande créativité et une capacité d’adaptation remarquable, constituent un terreau fertile pour l’émergence de solutions originales et adaptées.

Dans cette optique, plusieurs recommandations s’imposent comme prioritaires. L’établissement de cadres de régulation transnationaux cohérents doit s’accompagner du développement de mécanismes de financement innovants pour les infrastructures. Le renforcement des compétences techniques et juridiques locales s’avère crucial pour favoriser l’émergence d’alternatives africaines crédibles aux services numériques dominants. La promotion d’une gouvernance inclusive du numérique, intégrant l’ensemble des parties prenantes, constitue également un impératif catégorique.

Face aux stratégies expansionnistes des géants technologiques, l’Afrique se trouve à un moment décisif. Le développement d’une approche africaine de la régulation numérique, conciliant protection des marchés locaux et intégration dans l’économie numérique mondiale, apparaît comme une nécessité vitale. Le succès de cette entreprise ambitieuse dépendra largement de la capacité des États africains à coordonner leurs actions au niveau régional, à mobiliser les ressources nécessaires, à développer des expertises locales et à négocier des partenariats équilibrés.

L’enjeu fondamental réside dans la transformation de ce qui pourrait être perçu comme une menace de domination numérique en une opportunité de développement autonome et durable pour le continent africain. Cette transformation nécessite une vision stratégique claire, une volonté politique forte et une mobilisation sans précédent des ressources humaines et financières. La coordination régionale, la mutualisation des moyens et le développement des compétences locales constituent les piliers essentiels de cette ambition.

En définitive, la réponse africaine aux défis posés par la domination des géants technologiques doit s’inscrire dans une perspective holistique, intégrant les dimensions économiques, technologiques, réglementaires et sociétales. Cette approche globale permettra non seulement de protéger les intérêts du continent mais également de contribuer à l’émergence d’un ordre numérique mondial plus équilibré et plus équitable.

jeunesse créative

L’Afrique, par sa créativité, sa jeunesse et son dynamisme, dispose des atouts nécessaires pour relever ce défi majeur du XXIe siècle. Il appartient désormais aux décideurs politiques et économiques du continent de transformer cette potentialité en réalité tangible, au bénéfice des générations présentes et futures.

*Issa Isaac Sissokho, docteur en droit et expert en régulation des marchés des télécoms et des technologies de l’information et de la communication.


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