Sénégal : et si on se parlait ? (LIBRE OPINION)

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Par Adama Gaye et Cheikh Tidiane Dièye *

”S’exprimer, s’accommoder ou s’exiler sont les trois options qui s’offrent à l’individu en société” -Albert Hirschmann.

En ce mois de juillet chaud et sec, que les rigueurs du ramadan rendent encore plus austère pour des millions de Sénégalais soumis à cette épreuve religieuse, parler de politique peut sembler inconvenant. Mais comment se taire davantage quand on entend les bruits et inquiétudes qui surgissent de partout dans notre société, certains allant même jusqu’à dire que le pays est bloqué. Force est de l’admettre, l’évidence se passe de commentaires. De plus en plus de Sénégalais vivent en dessous du seuil de pauvreté. Appauvris, le nombre de nos compatriotes qui ne peuvent plus faire face à leurs besoins, notamment en termes d’accès à l’eau, l’électricité, la santé et l’éducation, ne cesse de croitre. La plupart des services sociaux du pays sont en décrépitude. Se soigner devient un calvaire pour la majorité de nos compatriotes tandis qu’une minorité, surtout l’élite politique, se paie le luxe d’un tourisme sanitaire à l’étranger grâce aux moyens financiers de l’Etat.

Ce faisant la fracture sociale, déjà béante, s’accentue entre le peuple et les rares privilégiés. Ces derniers vivent au crochet d’un Etat vampirisé, détourné de sa vocation égalitaire pionnière et pris au piège des jeux et calculs politiciens, socle d’une gouvernance de partage plutôt qu’une gouvernance partagée. Pendant ce temps le peuple est endormi par le nouvel opium qui lui est servi constamment à travers la lutte, la musique et la danse. Ce n’est pas étonnant, dès lors, qu’une importante frange de la population, résignée et sans espoir, se réfugie dans la religion au risque de devenir de potentielles recrues pour toutes les formes d’intégrismes qui rodent alentour. L’excessive politisation de l’espace public, capturé par des entrepreneurs politiques professionnels essentiellement mus par leur positionnement au sein d’un Etat toujours patrimonial et prébendier, renvoie aux calendes…sénégalaises les discussions, pourtant urgentissimes, sur les vrais enjeux et défis du développement et de la transformation économique et sociale de notre pays au profit de tous. L’inquiétude ambiante est amplifiée par le sentiment que beaucoup ont d’être dans un pays connaissant un déficit d’autorité, de leadership et de vision.

Face à cette situation et aux manœuvres politiciennes de forces interlopes, notamment de pillards des biens publics qui tentent de profiter du vide politique pour rebondir, il y a de quoi s’inquiéter du silence assourdissant des intellectuels, des guides religieux, des médiateurs sociaux, de la dynamique diaspora sénégalaise et d’autres forces vives de la nation. Un tel silence pourrait être un élément additionnel qui contribuerait à faire rater au Sénégal le tournant historique qui s’offre à lui et au reste du continent: paradoxalement, jamais moment n’a été aussi propice pour enfin amorcer la phase tant attendue du décollage économique, comme l’affirment, à l’unisson, tous les experts avertis, y compris ceux d’entre eux qui, naguère, étaient les plus pessimistes concernant l’avenir de l’Afrique. Comme eux, nous sommes aussi convaincus que le temps de l’Afrique a sonné. Manquer un tel rendez-vous serait criminel !

Or, c’est à cet instant décisif, où les mutations fortes qui vont déterminer les évolutions contemporaines sont débattues ailleurs afin de trouver des réponses structurantes face aux crises du monde industrielles et postindustrielles, qu’ici au Sénégal on se complait dans des querelles byzantines, des invectives, des attaques crypto-personnelles ou encore des sectarismes d’une autre époque. On s’épie les uns les autres au point que tous, ou presque, finissent par craindre de prendre position en dehors des appareils politiques, lesquels ne semblent plus être préoccupés que par la conquête et la préservation du pouvoir, afin de capter les avantages y relatifs.

Dans un tel contexte, prendre position, c’est aussi assumer un risque. Convaincus que l’essentiel est en jeu, que le socle vacille, la violence s’installe dans la société, les repères et cadres moraux sont brouillés, voire en décadence, que l’espoir promis par les différents régimes politiques, des socialistes aux variantes des libéraux ayant exercé le pouvoir, cède la place à l’incertitude, nous avons choisi de nous exprimer.

Sans avoir la prétention de détenir toutes les réponses que la société sénégalaise attend, encore moins d’être dépositaire de la vérité absolue, notre souci principal est d’apporter notre pierre au décloisonnement des espaces dans le but d’encourager la relance de l’initiative citoyenne, par définition politique. Citoyens, nous avons estimé qu’il est de notre devoir de prendre acte et date !

C’est avec humilité que nous avons décidé d’agir ensemble par cette voie épistolaire…Soyons clairs: nous refusons le pessimisme, persuadés que nous sommes que le sort peu enviable du Sénégal d’aujourd’hui ne relève d’aucune fatalité définitive. Rien que la mobilisation des ressources humaines, exceptionnelles, patriotiques et compétentes dont dispose notre pays, aussi bien à l’intérieur que dans la diaspora, peut constituer un formidable levier pour inverser le cours de sa marche actuelle. Mobilisées autour de la noble cause du progrès économique et social, de la restauration des valeurs et de la reconstruction d’un pacte refondateur d’une République tournée vers la matérialisation des idéaux inclusifs, égalitaires, démocratiques au service du développement national, ces ressources humaines peuvent faire merveille.

Mais pour en arriver-la, pour libérer les énergies créatrices autour des bons combats, il est temps que dans ce pays, passé maitre dans le bavardage, le folklore et la cacophonie, qu’on se parle enfin. Et qu’on s’écoute ! Se parler ne coûte pas cher mais peut faciliter le recentrage du débat sur les questions essentielles: quel type de société comptons-nous bâtir pour la léguer aux générations à venir ? Quel rôle pouvons-nous, et devons-nous, jouer dans un monde complexe et compétitif ? Comment repositionner le Sénégal sur l’échiquier régional et africain pour lui faire retrouver son leadership d’antan ? Comment dé-privatiser l’espace politique pour lui redonner son caractère public qu’il n’aurait jamais dû perdre ? Quelles réponses courageuses pour atténuer les peurs et angoisses de ceux, nombreux, surtout les jeunes, les femmes et les populations démunies, qui ne sont pas seuls à se demander de quoi demain sera fait et où va le Sénégal?

Nous espérons que le débat ici proposé, lancé sans arrière-pensées ni exclusivisme, retiendra l’attention, surtout qu’il suscitera des contributions de celles et ceux qui liront ce texte.

Il se fait tard. Pour s’en convaincre, il suffit de ne rappeler qu’un cas parmi les multiples exemples de dérives qui menacent notre pays: la gravissime affaire de corruption et de trafic de drogue qui secoue jusqu’aux fondements de notre République, ces jours-ci. Le silence n’est plus une option !

*Adama Gaye, journaliste, diplômé en pétrole et gaz et Cheikh Tidiane Dieye, Docteur en Etudes du Développement sont l’un et l’autre diplômés du Graduate Institute of International and development studies de Genève.

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