Ouestafnews – En plus de l’impunité qu’elle encourage, la non-publication des rapports des corps de contrôle de l’Etat, sur la gestion des fonds publics, favorise aussi la propagation de la rumeur et de la désinformation au sein de l’opinion publique. Médias et citoyens comblent le vide par des spéculations basées sur des « confidences » ou bribes d’informations tombées entres les mains.
« La Cour (Cour des comptes, NDLR) devrait commencer par solder son passif en publiant les rapports publics (2018, 2019, 2020, 2021) qu’elle doit aux Sénégalais », avait posté Birahim Seck, coordonnateur du Forum Civil, section sénégalaise, sur son compte X (ex tweeter), le 18 juin 2023.
M. Seck réagissait à un communique de cette même institution qui organisait un atelier de partage d’expériences et d’échanges sur le thème : « mise en œuvre des budgets programme au Sénégal et formulation des avis sur les rapports annuels de performance par la Cour des comptes ».
Depuis 2019, le site Internet de la Cour des comptes (CDC) et celui de l’Inspection générale d’Etat (IGE) n’ont publié aucun rapport public général sur la gestion des fonds publics. Ce n’est qu’en 2023 que la CDC a publié un rapport sur la gestion des fonds de riposte au Covid-19.
Les fonds de riposte au Covid-19, d’après ce même rapport de la CDC, sont constitués en majorité de la contribution de partenaires techniques et financiers.
Hasard ou coïncidence, depuis la publication par Ouestaf News en 2018 d’une série d’articles dans le cadre d’une enquête sur la lutte contre la corruption, enquête basée sur l’exploitation d’une douzaine de documents rendus publics (rapports de l’IGE, de la CDC et de l’ Office National de lutte contre la Fraude et la Corruption), la Cour des comptes et l’IGE n’ont plus rendu publics leurs rapports annuels sur leur site Internet.
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La non publication des rapports depuis cette date crée un vide qui favorise la désinformation au sein de l’opinion et même dans les médias. « Il favorise toutes sortes de spéculations », analyse Elimane Aby Kane, président du « think tank » panafricain, Leadership, Equité, Gouvernance, Stratégies pour l’Afrique (Legs-Africa). Selon M. Kane, « quand tu ne communiques pas, les autres communiquent à ta place ».
L’exemple emblématique de cette situation est le procès en diffamation intenté par l’ancien ministre, Mame Mbaye Niang contre l’opposant politique, Ousmane Sonko en 2023. Ce dernier l’avait accusé de détournement de 29 milliards de FCFA dans le cadre d’un programme de l’Etat.
Même si le rapport auquel faisait référence Ousmane Sonko relève d’une institution de contrôle interne du ministère des Finances, l’Inspection générale des finances (IGF), les fonds concernés eux, sont publics. Donc soumis au principe constitutionnel de transparence et de reddition des comptes.
Au Sénégal, l’absence d’une loi spécifique sur l’accès à l’information empêche toujours les journalistes et les citoyens d’accéder à des informations publiques. Le Sénégal fait partie des quatre Etats en Afrique de l’ouest qui ne disposent pas de texte conforme à la loi type pour l’Afrique sur l’accès à l’information adoptée par la Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples (CADHP) de l’Union africaine.
Dans une tribune récemment publiée dans les médias, une dizaine organisations de la société civile sénégalaise dénoncent cette situation. « A l’heure du numérique, de la lutte contre la désinformation (…), l’accès à l’information devient un impératif de gouvernance », plaident les signataires de la tribune intitulée « pour l’adoption de la loi d’accès à l’information au Sénégal ».
Dans une démarche de transparence dans la gestion des affaires de l’Etat, la publication de tous les rapports qui sont élaborés par les corps de contrôle de l’Etat est une exigence, une obligation de bonne gouvernance, estime Elimane Aby Kane.
Dans ses articles 8 à 11, la constitution du Sénégal garantit à tous les citoyens les libertés « d’opinion » « d’expression », « de la presse » ; « le droit à l’information plurielle ».
Pour Ngouda Fall Kane, inspecteur général d’Etat à la retraite, l’Etat doit pouvoir publier tous les rapports qui ont été approuvés aujourd’hui par le président de la République et non déclassifier certains rapports « à des fins politiques ».
« La publication des rapports annuels sont des rendez-vous qu’il ne faut pas manquer car ces documents constituent les sources premières pour tenir les citoyens informés de la gestion des avoirs publics », ajoute Elimane Aby Kane de Legs Africa.
D’après Ngouda Fall Kane, l’IGE a l’obligation de publier, chaque année, un rapport sur l’état de la gouvernance et de la reddition des comptes. Elle doit partager les grandes lignes des faits qui ont été constatés dans ses rapports au cours de l’année.
C’est valable pour la CDC, en tant qu’institution autonome, pour faire connaître directement le résultat de ses investigations par la production de son rapport public général annuel.
Ces rapports de l’IGE comme de la CDC, ont « une valeur pédagogique et informationnelle », précise Ngouda Fall Kane.
L’Union économique et monétaire ouest africaine (Uemoa) va plus loin. Selon son Code de transparence dans la gestion des finances publiques, la publication des rapports par les corps de contrôle de l’Etat constitue une des obligations des institutions pour l’information du public.
Selon ce texte de l’institution régionale, « la publication, dans des délais appropriés, d’informations sur les finances publiques est définie comme une obligation légale de l’administration publique ». Le texte ajoute que « le calendrier de diffusion des informations sur les finances publiques est annoncé au seuil de chaque année et respecté ».
L’Uemoa estime que « l’information régulière du public sur les grandes étapes de la procédure budgétaire, leurs enjeux économiques, sociaux et financiers sont organisés dans un souci de pédagogie et d’objectivité ». Elle « encourage » ainsi la presse, les partenaires sociaux et d’une façon générale tous les acteurs de la société « à participer à la diffusion des informations ainsi qu’au débat public sur la gouvernance et la gestion des finances publiques ».
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Mais comment faire participer les médias et les citoyens à la diffusion des informations et au débat public sur la gouvernance et la gestion des finances publiques si ces derniers n’ont pas accès aux rapports ou si ceux-ci ne sont pas rendus publics ?
Pour Ibrahima Anne, rédacteur en chef de Wal Fadjri Quotidien (privé), « la non-publication des rapports et leur irrégularité laissent développer des suspicions. Les médias en déduisent qu’il y a une volonté de cacher quelque chose ».
Mamadou Thior, président du Conseil pour l’Observation des règles d’éthique et de déontologie dans les médias au Sénégal (Cored), s’interroge lui aussi sur ces raisons. Il invite les médias à s’y intéresser. « Les organes de contrôle nous avaient habitués à sortir régulièrement leurs rapports, pourquoi les choses ont brusquement changé ? Les médias doivent enquêter pour savoir les vraies motivations de cette situation », estime M. Thior.
Interrogé dans le cadre de ce travail sur les raisons de la non-publication des rapports depuis 2018, la Cour des comptes, par la voix de son secrétaire général, Aliou Niane, confirme « le retard » de publication des rapports annuels depuis cinq ans, tout en reconnaissant que « le code de transparence » y oblige l’institution. Mais M. Niane souligne que les rapports de 2018 à 2022 sont tous produits et soumis au président de la République, conformément aux statuts de la CDC.
« Nous attendons donc l’aval du président pour les publier », précise-t-il avant d’ajouter que « tous les rapports annuels de 2018, 2019, 2020 et 2021-2022 sont déjà imprimés et n’attendent qu’à être publiés ». Pour combler le retard, « la CDC a soumis une demande d’audience au chef de l’Etat afin de pouvoir publier tous les rapports avant l’élection présidentielle de février 2024 », rassure M. Niane.
Quant à l’IGE, une source proche de l’institution dit constater, comme tout le monde, la non publication de rapports sur le site de son institution depuis 2019, sans toutefois vouloir commenter cette situation.
Ouestaf News sait de source sûre que les rapports annuels sont réalisés par cette institution mais comme pour la CDC, ils ne sont pas rendus publics.
La nature ayant horreur du vide, « la rumeur fait ses effets et charrie des fake news à destination d’une opinion qui n’a pas les outils nécessaires pour distinguer le vrai du faux », indique M. Anne.
Pourtant, Ibrahima Anne estime qu’« au nom du devoir de transparence, il n’est quand même pas difficile de dire que pour telle ou telle raison, il est impossible de publier un rapport ». Une attitude qui pourrait éviter de « laisser la rumeur se propager sur une prétendue volonté de cacher des cafards ».
Bien qu’intriguant, c’est une situation « peut être complexe à cerner, avec les seules lunettes traquant la désinformation », relativise Coumba Sylla, rédactrice en chef adjointe du bureau francophone d’Africa Check (un site spécialisé en fact-checking).
Pour elle, ce qui est « certain », c’est que la non publication des rapports « porte préjudice à la reddition des comptes, au droit du citoyen de savoir ce qui est fait de ses impôts ».
Même si le vide créé par la non publication de ces rapports peut encourager la naissance et la propagation de rumeurs sources de désinformation, Momar Dieng journaliste d’investigation, relève plutôt « un grave manquement au droit fondamental de l’opinion publique à l’’information ». Quant à Assane Diagne, ancien rédacteur en chef du bureau francophone d’Africa check, il pense qu’« il s’agit plus d’un problème général d’accès à l’information dans ce pays ».
FD/ts
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