Ouestafnews – Au Sénégal, le lendemain de l’élection présidentielle n’est pas aussi enchanteur qu’on l’espérait. A peine installé, le nouveau pouvoir reprend la même rhétorique et les mêmes pratiques que le gouvernement remercié par les électeurs en mars 2024. Interpellations, arrestations et interdictions de sortie de territoire se multiplient et visent journalistes, activistes et hommes politiques critiques du régime. Des actes qui font craindre aux organisations de la société civile une autre ère de répression, après celle vécue durant la période 2021-2023 sous le régime déchu de Macky Sall.
Cheikh Yerim Seck, journaliste ; Madiambal Diagne, journaliste proche de l’ex-président Macky Sall ; Bougane Guèye, homme d’affaires et opposant au nouveau régime ; Kader Dia, chroniqueur de télévision ; Manar Sall, ancien directeur général de la Société pétrolière du Sénégal (Petrosen à capital public majoritaire) ; Cheikhna Keita, ex-commissaire de Police ; Bah Diakhaté, activiste ; Ahmet Suzane Camara membre du réseau des enseignants de l’Alliance pour la République (APR-ancien parti au pouvoir) ; etc. La liste des personnes interpellées par les services de sécurité, envoyées en prison ou interdites de sortie du territoire, depuis que le président Bassirou Diomaye Faye et son premier ministre Ousmane Sonko ont pris le pouvoir, est longue.
On est encore loin de la répression massive des manifestations violentes vécues par le Sénégal entre 2021 et 2023, mais le nouveau régime ne fait pas non plus dans la dentelle contre ses opposants et contre les voix dissidentes ou critiques.
Les accusations portées à l’encontre des personnes interpellées ont souvent pour nom : diffusion de fausses nouvelles, diffamation, propos injurieux, corruption ou encore enrichissement illicite.
Pour une partie de l’opinion publique, tout cela donne un air de déjà-vu : des interpellations systématiques et des menaces contre toute voix discordante, émoussant l’euphorie du changement intervenu le 24 mars 2024.
« Nous sommes face à une certaine volonté unilatérale de ne pas accepter les voix dissidentes », déplore Sadibou Marong, directeur du bureau régional Afrique de l’Ouest et du Centre de Reporters sans frontières (RSF), dans un entretien avec Ouestaf News. Selon lui, les récentes interpellations de professionnels des médias suscitent la « peur de voir revenir les démons du passé ».
Le passé auquel fait allusion M. Marong est encore frais dans les mémoires : entre 2021 et 2024, les journalistes, activistes et opposants ont payé un lourd tribut sous la gouvernance du régime de Macky Sall. Plusieurs dizaines de morts ont été relevées par des organisations de défense des droits humains.
Il est de la responsabilité des nouvelles autorités de « redresser la barre » afin de ne pas « anéantir » les espoirs entrevus par les acteurs de la presse, estime le responsable de RSF.
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L’analyste politique Babacar Ndiaye, du Think tank ouest africain, Wathi, y voit une forme de « continuité » des événements d’avant l’élection présidentielle de mars 2024. Une période marquée par de vives manifestations et de nombreuses arrestations, notamment lors des procès contre l’opposant d’alors et actuel Premier ministre (Ousmane Sonko) et après une tentative de report de la présidentielle par le président d’alors, Macky Sall.
Elu par 54 % des électeurs dès le premier tour sur la base d’une promesse de changement du « système » et du mode de gouvernance, le duo Diomaye Faye et Ousmane Sonko sur le plan des libertés publiques reste sur la même ligne que leur prédécesseur.
Face aux « convocations systématiques » de journalistes et d’acteurs politiques suivies de poursuites judiciaires, des organisations de la société civile sénégalaise dont Article 19 et Amnesty international Sénégal ont exprimé leur « profonde préoccupation » dans une déclaration commune publiée le 3 octobre 2024.
Quant à la Coordination des associations de presse (Cap), elle a dénoncé « une atteinte » à la liberté d’expression et exigé la libération immédiate du journaliste Cheikh Yerim Seck. Elle a rappelé aux nouvelles autorités que la liberté d’expression est consacrée par la Constitution du pays.
Parmi les sources d’inquiétude au sein de l’opinion, la poursuite des pratiques que les tenants de l’actuel pouvoir n’avaient cessé de dénoncer alors qu’ils étaient dans l’opposition : interpellation sans toujours suivre les procédures ; immixtion de l’exécutif dans les prérogatives de la justice, utilisation abusive de l’article 80, instrumentalisation des forces de sécurité, etc.
Seydi Gassama, directeur exécutif d’Amnesty international Sénégal, ne se fait pas d’illusion. Il n’y a pas encore de « rupture » en matière de respect des libertés publiques car les méthodes utilisées par le régime de l’ancien président Macky Sall sont toujours en place pour perpétuer la « répression », écrit-il sur ses comptes de réseaux sociaux.
Dans cette logique, des organisations de la société civile invitent le gouvernement sénégalais à « restaurer » l’espace civique et la pluralité des opinions dans l’espace public. Selon elles, la « judiciarisation des opinions » qui a actuellement cours soulève « de graves inquiétudes » concernant le respect des libertés d’opinion et d’expression et menace l’« intégrité » du débat public.
Du coté des politiques, la coalition électorale « Samm sa Kaddu » (Respecter ses promesses) à laquelle appartient Bougane Guèye a fustigé, dans un communiqué, en date du 2 octobre 2024, la « provocation » et l’« insulte à la démocratie ».
Dans la foulée, une autre coalition de l’opposition « Takku wallu Senegaal » (Se lever pour sauver le Sénégal) a dénoncé des interpellations « abusives » qui, selon elle, traduisent une « inculture démocratique » et une « intolérance sans nom » chez le nouveau pouvoir qui veut « faire taire » toutes voix discordantes.
Les deux coalitions ont annoncé leur participation aux élections législatives du 17 novembre 2024. Samm sa Kaddu est regroupée autour de l’ancien candidat présidentiel et ex maire de Dakar, Khalifa Sall. Takku wallu Senegaal est une alliance entre les partis des deux ex-présidents de la République, Macky Sall et Abdoulaye Wade.
Mais le pouvoir ne souhaite pas se faire acculer. Au contraire, souligne Amadou Ba, un de ses responsables politiques du parti au pouvoir, le dénouement rapide de ces affaires est considéré comme une preuve de l’indépendance de la justice sous la gouvernance du président Bassirou Diomaye Faye et du Premier ministre Ousmane Sonko.
Du reste, ajoute cet ex-député, les deux têtes de l’exécutif sénégalais ne sont « en rien mêlées à la série d’interpellations récentes ». Dans un post publié le 3 octobre 2024 sur sa page Facebook, il affirme qu’aucune des convocations à l’encontre des personnes interpellées n’a été délivrée à la suite d’une plainte ou d’une instruction du procureur.
Pourtant, en juin 2024, lors d’une rencontre politique avec ses militants, le Premier ministre Ousmane Sonko avait presque menacé la presse locale. « On ne va plus permettre que des médias écrivent ce qu’ils veulent sur des personnes, au nom d’une soi-disant liberté de la presse, sans aucune source fiable », avait déclaré M. Sonko.
Moundiaye Cissé, directeur de l’ONG 3D (Décentralisation, droits humains, développement local), a salué la posture « d’apaisement » du ministère de la Justice et le retour à la « sérénité » du gouvernement sénégalais, ceci après que Cheikh Yérim Seck et Bougane Guèye Dani ont été laissés libres de rentrer chez eux. Mais d’autres personnes interpellées restent encore en détention.
Alors que les législatives du 17 novembre 2024 pointent à l’horizon, des appels publics émanent de plus en plus des Sénégalais pour une prise en charge plus effective des préoccupations des populations.
Selon Moundiaye Cissé, les autorités au pouvoir et leurs opposants ont le devoir de relever le niveau actuel du débat politique en propulsant dans l’espace public « les idées » plus que « les invectives » à forte connotation politicienne. Une tendance qui gêne fortement Babacar Ndiaye de Wathi qui estime que le débat public devrait être orienté vers les questions de l’heure, notamment l’émigration irrégulière, l’emploi des jeunes, l’économie, entre autres.
C’est ce genre de débat qui est « difficile » à poser dans l’espace public, regrette Sadibou Marong. Pour le responsable de RSF, il est constant de voir que ceux qui émettent des réserves et critiques sur la gestion des nouvelles autorités sont « lynchés » sur les réseaux sociaux. Cette posture démontre une certaine velléité de refus du débat. Or, souligne-t-il, « nous sommes dans une société démocratique, il sera très compliqué de faire taire les gens ».
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