Ouestafnews – Au Sénégal, une « loi interprétative » revenant sur une mesure générale d’amnistie a suscité de vifs débats : adoptée par l’Assemblée nationale le 2 avril 2025, le Conseil constitutionnel l’a invalidée trois semaines plus tard. Qu’est-ce qu’une loi interprétative ? Fiche explicative d’Ouestaf News.
« Il n’y a aucun texte de loi au Sénégal qui définit ce qu’est une loi interprétative », a affirmé à Ouestaf News Ndiack Fall, professeur en droit pénal.
JurisLogic, une plateforme française pédagogique dédiée aux étudiants en droit, explique la « loi interprétative » comme « une loi adoptée pour clarifier le sens et la portée d’une loi antérieure ». C’est également ce qu’a dit à Ouestaf News le juriste sénégalais Mouhamet Diouf, docteur en droit privé et sciences criminelles : une loi interprétative a pour ambition d’éclaircir une loi qui était censée être obscure.
En d’autres termes, elle se limite à reconnaître et parfaire une loi antérieure sans la modifier, comme le précise un arrêté de février 2002 de la Cour de Cassation de France. Selon ce texte, la loi interprétative « se borne à reconnaître, sans rien innover, un droit préexistant qu’une définition imparfaite a rendu susceptible de controverses ».
« La compréhension de la loi est indispensable à sa mise en œuvre », souligne l’enseignant-chercheur sénégalais Mbissane Ngom, professeur de droit, dans un cours dispensé durant l’année académique 2015-2016 à l’Université Gaston Berger (UGB, publique) de Saint-Louis (nord du Sénégal), un document de 27 pages accessible en ligne. « Une loi obscure doit être interprétée. Mais parfois, même une loi claire et complète peut nécessiter une interprétation », déclare Pr Ngom, définissant l’interprétation comme « le fait de rendre clair et compréhensible ce qui ne l’est pas » (page 23). Pour lui, l’interprétation de la loi est souvent nécessaire pour l’adapter aux évolutions et préoccupations nouvelles de la société. Cette interprétation peut émaner du pouvoir exécutif, du juge (à travers un jugement) ou du Parlement. Lorsque c’est le Parlement qui s’en charge, on parle alors de « loi interprétative ».
Avant l’interprétation
La loi interprétative ayant suscité de vifs débats au Sénégal s’adosse à une loi d’amnistie votée le 6 mars 2024 à l’initiative du chef de l’État d’alors, Macky Sall, qui l’a promulguée une semaine plus tard, le 13 mars 2024 (Journal officiel daté du 14 mars 2024). Des actes posés à quelques semaines d’une élection présidentielle précédée de violences politiques meurtrières entre 2021 et 2024 au Sénégal.
« Au moins 65 personnes ont été tuées, la majorité par arme à feu, et au moins 1 000 autres blessées. Environ 2 000 personnes ont été arrêtées » entre « le 1er février 2021 et le 25 février 2024 », rapporte l’organisation internationale de défense des droits humains Amnesty International, se fondant sur des chiffres recueillis par elle-même « et d’autres organisations de la société civile ». Un collectif de citoyens sénégalais, CartograFreeSenegal, parle également de 65 morts recensés et documentés, « liés à la répression des manifestations politiques au Sénégal entre mars 2021 et février 2024 ».
Selon l’exposé des motifs de la loi d’amnistie de 2024, le président Sall entendait ainsi apaiser « le climat politique et social », raffermir « la cohésion nationale » et poursuivre l’exécution de « mesures de décrispation, au-delà du droit de grâce que lui reconnaît la Constitution ». L’amnistie doit permettre à des détenus de retrouver des droits civiques et politiques dont ils ont été privés à la suite de condamnations pour « des infractions criminelles et correctionnelles ayant un lien avec des événements politiques conflictuels ». La loi concerne ainsi les auteurs de « tous les faits susceptibles de revêtir la qualification d’infraction criminelle ou correctionnelle commis entre le 1er février 2021 et le 25 février 2024 » en lien avec des manifestations politiques ou ayant des motivations politiques au Sénégal et en dehors.

La loi d’amnistie de 2024 a favorisé la libération de prison d’Ousmane Sonko et de Bassirou Diomaye Faye, hauts responsables du parti Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), alors dans l’opposition. Les dirigeants de Pastef sont aujourd’hui au pouvoir : Bassirou Diomaye Faye, élu président de la République le 24 mars 2024, a choisi comme Premier ministre Ousmane Sonko. Leur parti dispose par ailleurs de 130 députés sur 165 élus aux législatives anticipées organisées en novembre 2024.
Le 2 avril 2025, l’Assemblée nationale du Sénégal a voté la loi interprétative sur proposition d’un député de Pastef, Amadou Ba. L’objectif était de « clarifier le sens et la portée de l’amnistie », d’après la proposition de loi.

Qu’est-ce que l’amnistie ?
Au Sénégal, l’amnistie est une prérogative attribuée à l’Assemblé nationale par la Constitution en son article 67. Il s’agit d’« une mesure d’oubli qui efface rétroactivement le caractère délictueux des infractions », a expliqué le juriste Mouhamet Diouf. C’est une loi qui cible des faits auxquels on retire leur caractère infractionnel, a-t-il ajouté.
Les violences politiques ayant précédé l’élection présidentielle de 2024 au Sénégal avaient été déclenchées en 2021 par une accusation de viol contre Ousmane Sonko, alors opposant. Depuis cette accusation, le Sénégal a enregistré une série d’affaires politico-judiciaires impliquant Ousmane Sonko ainsi que des explosions de violence qui n’ont pris fin qu’à la faveur de la loi l’amnistie.
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Selon la « loi interprétative » votée en avril 2025, la loi d’amnistie de mars 2024 devait rester en vigueur, mais sans concerner la « torture, les actes de barbarie, les meurtres, les assassinats, les disparitions forcées et l’utilisation de nervis armés ». Certains députés de l’opposition ont prêté au parti Pastef l’intention de vouloir protéger ses partisans impliqués dans les manifestations lorsque des infractions comme « les incendies, les destructions de biens publiques ou privés, etc. » ont été commises, protection qui aurait été faite au détriment des forces de défense et de sécurité ayant assuré l’ordre durant les périodes de troubles.
Au total, 24 parlementaires ont saisi le 8 avril 2024 le Conseil constitutionnel pour qu’il déclare cette loi interprétative « contraire à la Constitution ». La plus haute instance du système judiciaire sénégalais l’a déclarée anticonstitutionnelle dans une décision rendue le 23 avril 2024.
« Une loi est considérée comme interprétative lorsqu’elle se borne à expliciter le sens d’un texte antérieur, dont la signification était obscure ou ambiguë, sans poser une règle nouvelle », explique le Conseil constitutionnel dans sa décision. Or, considère-t-il, la loi d’amnistie « ne présentait aucune ambiguïté en ce qu’elle incluait dans son champ d’application, pour les avoir expressément cités, les faits » concernés, peu importe ceux qui les ont commis, tandis que la loi interprétative telle que formulée « modifie substantiellement » la loi d’amnistie car elle en « restreint le champ d’application » en excluant des faits couverts.

Réactions
La décision du Conseil constitutionnel n’a pas suffi à éteindre la polémique au Sénégal où pro- et anti-loi interprétative s’en sont réjouis, en s’accusant mutuellement d’échec.
C’est une « décision de haute portée historique et juridique », a clamé le 23 avril 2025 le groupe parlementaire de Takku Wallu Sénégal (Ensemble pour sauver le Sénégal), coalition de l’opposition menée par le parti de l’ex-président Macky Sall. Le Conseil constitutionnel a mis fin à une « grossière mise en scène pour faire voter une loi nouvelle », a-t-il soutenu dans un communiqué signé de sa présidente, Aïssata Tall Sall, par ailleurs avocate.
De son côté, dans un communiqué le même jour, le groupe parlementaire Pastef-Les Patriotes (majorité) a déclaré « (prendre) acte de la décision » du Conseil constitutionnel, y trouvant « un écho favorable » à sa « revendication ferme de ne pas laisser impunis les crimes de sang ».
Ni victoire, ni défaite, a estimé pour sa part l’avocat sénégalais Patrick Kabou, également enseignant et docteur en droit international public, dans des publications sur ses réseaux sociaux le 24 avril 2025. Une opinion nuancée rare dans le flot d’avis tranchés sur la question exprimés jusqu’à la mise en ligne de cet article.
Pour Me Kabou, le Conseil constitutionnel a gardé « l’esprit » de la loi interprétative, qui a fait l’objet d’un « recours très bien motivé » de l’opposition, ce qui a permis une « réponse historique » de l’institution judiciaire. « Dans sa décision », a écrit cet avocat, le Conseil constitutionnel « ne se limite pas à répondre au recours », il rappelle notamment « la sacralité de la vie humaine. Dans ce sens, torturer, tuer… sont des actes qui ne peuvent être effacés par une loi d’amnistie ».
Depuis l’annonce de la proposition de la loi interprétative, beaucoup ont rappelé la promesse des dirigeants de Pastef, alors opposants, d’abroger la loi d’amnistie à leur arrivée au pouvoir pour « rendre justice » aux victimes des violences de 2021 à 2024. Après des mois de tergiversation, ils ont finalement préféré interpréter la loi d’amnistie, pour, d’après eux, qu’elle ne couvre pas des crimes imprescriptibles.
Inédit au Sénégal, pas en Afrique de l’Ouest
Pour le juriste Mouhamet Diouf, le vote d’une « loi interprétative d’une loi d’amnistie » est une première au Sénégal.
Ouestaf News n’a trouvé aucun précédent de vote d’une « loi interprétative » dans le pays. Les spécialistes et le service de communication de l’Assemblée nationale contactés confirment qu’aucune loi allant dans ce sens n’a été votée au Sénégal depuis l’indépendance du pays, en 1960.
Ce n’est cependant pas le cas en Afrique de l’Ouest, d’après les recherches d’Ouestaf News.
Au Bénin, les députés ont voté une « loi interprétative » en juin 2020 qui modifiait partiellement le Code électoral après des élections municipales organisées le 17 mai 2020. Ces élections ont été marquées par des tensions politiques liées à l’application du Code électoral, notamment sur la règle d’éligibilité des partis pour l’attribution des sièges.
En réponse à la controverse, les députés béninois ont adopté à l’unanimité cette « loi interprétative » visant à clarifier certaines dispositions du Code électoral après coup, pour apaiser les tensions et mieux encadrer l’attribution des sièges. Saisi par le président béninois Patrice Talon, le Conseil constitutionnel béninois avait validé le 4 juin 2020 cette loi, l’estimant conforme à la Constitution.
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