Ouestafnews – La réforme de la justice est l’un des chantiers prioritaires du nouveau président sénégalais, Bassirou Diomaye Faye. Après la concertation nationale tenue en fin mai et début juin 2024, le rapport et ses recommandations qui seront officiellement livrés au chef de l’État ce 3 juillet 2024, portent sur des aspects dont la plupart est en lien avec les événements dramatiques qui ont secoué le pays ces dernières années.
Instituer une Cour constitutionnelle en lieu et place de l’actuel Conseil constitutionnel. Contre-balancer la puissance du procureur par l’avènement d’un juge des libertés et de la détention. Sortir le président du Conseil supérieur de la magistrature… Les recommandations issues des assises de la justice tenues à Diamniadio (30km de Dakar) du 28 mai au 4 juin 2024, au nombre d’une dizaine, sont considérées comme un premier pas pour « décoloniser » un secteur à problèmes et résorber ses faiblesses structurelles et fonctionnelles.
L’idée de mettre en place une cour constitutionnelle semble avoir fait l’unanimité chez les participants. Magistrats, avocats, membres de la société civile, professeurs d’université, anciens détenus, etc. avaient tous en mémoire les accusations de corruption – non étayées ni documentées – du Parti démocratique sénégalais (PDS) contre deux membres de l’actuel Conseil constitutionnel dans le cadre du processus ayant conduit à l’élection présidentielle du 24 mars 2024.
Les membres de la cour pourraient être élus ou être nommés sur proposition des magistrats eux-mêmes, de l’avis des défenseurs de cette proposition.
Dans l’entendement des acteurs des assises, il ne s’agira pas d’un simple changement de dénomination mais « d’un changement substantiel, c’est à dire dans les modes de saisine et les possibilités de saisine », a assuré Jean Louis Correa, membre de la Commission scientifique chargée de faire la synthèse du rapport général, lors de la cérémonie de présentation des conclusions.
Selon Mamadou Lamine Thiam, président du groupe parlementaire « Liberté, Démocratie et Changement» (opposition) à l’assemblée nationale, l’élection présidentielle doit être organisée avec « un juge impartial au-dessus de tout soupçon ». A cet effet, une cour constitutionnelle « renforcée et véritablement indépendante » serait mieux indiquée pour « superviser les questions électorales avec intégrité et efficacité ».
Souvent pointé du doigt pour sa « soumission » à l’exécutif, le parquet n’a pas été épargné au cours des assises. Sa propension à décerner des mandats de dépôt a choqué beaucoup d’acteurs de la justice. Ses victimes ont été nombreuses durant les années de braise 2021-2024, en particulier chez les opposants politiques et les militants de la société civile. La limitation de ses prérogatives jugées excessives fait donc l’objet d’un consensus presque parfait.
Des pouvoirs du procureur
« Le procureur de la République, dans sa façon de faire, a beaucoup de pouvoir et par moment des pouvoirs qui sont même illégaux », a fait savoir le professeur de Droit Jean-Louis Corréa.
Pour étayer ses propos, le juriste évoque le « retour de parquet » dont le maitre des poursuites « a usé et abusé ces dernières années » alors qu’il reste un concept introuvable dans le code de procédure pénale sénégalais.
Dans le système judiciaire sénégalais, le parquet est sous la tutelle du ministère de la Justice dans un lien ombilical dont le sommet est le président de la République.
De l’avis des participants aux assises de Diamniadio, instituer un juge des libertés et de la détention et un autre pour l’aménagement des peines est devenu « une nécessité » pour résoudre le problème des mandats de dépôts abusifs.
« Cette pratique (favorise) la surpopulation carcérale avec comme conséquence la détérioration continue des conditions de vie des détenus », déplorait le Forum du justiciable (FJ), une organisation de la société civile, dans un communiqué en date du 2 novembre 2023.
Le FJ demandait alors « au magistrat instructeur et au procureur de la République d’accorder la liberté provisoire à toutes les personnes placées en détention provisoire et qui présentent des garanties de représentation. »
Au Sénégal, sur quelques 15.000 personnes vivant en prison, environ 6.000 sont en détention provisoire, avait déclaré le secrétaire général de l’Ordre des avocats du Sénégal, Me Ibrahima Ndiéguène, le 21 décembre 2023, lors de la conférence annuelle des chefs de parquet, selon des propos rapportés par l’Agence de presse sénégalaise (APS).
A la veille de son départ du pouvoir, Macky Sall a fait voter par l’assemblée nationale une loi d’amnistie qui a permis la libération inconditionnelle de centaines de personnes dont un grand nombre était en détention préventive depuis plusieurs mois. L’actuel président Bassirou Diomaye Faye et le Premier ministre Ousmane Sonko en faisaient partie…
C’est sur le point du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) que les divergences entre juristes, politiques et membres de la société civile ont été les plus fortes. Présidé par le chef de l’État et suppléé par le ministre de la Justice, le CMS est l’organe qui gère la carrière des magistrats et statue sur les sanctions disciplinaires en cas de besoin. Le rôle prépondérant du président de la République se traduit par sa voix décisive en cas de vote.
Eviter le « gouvernement des juges »
Les assises de la justice suggèrent de rendre cet organe plus autonome avec des pouvoirs délibératifs et non plus seulement consultatifs. Mais son ouverture à d’autres corps – avocats et universitaires – de même que la présence et le rôle du président de la République en son sein n’ont pas fait l’objet de consensus.
Déjà le 29 août 2015, le juge Ibrahima Hamidou Dème, démissionnaire de la magistrature en 2017, défendait l’idée du retrait du président de la République du CSM en critiquant son influence dans le fonctionnement de la justice.
« La réforme du Conseil supérieur de la magistrature reste un enjeu crucial, surtout par rapport aux risques d’immixtion du pouvoir exécutif dans la nomination des magistrats et partant de sa mainmise sur les postes clés du système judiciaire », écrivait le juge Dème, ancien substitut général près la cour d’appel de Dakar. C’était dans une contribution intitulée « Le Conseil supérieur de la magistrature: l’indispensable réforme », reprise par des sites internet dont celui du think-thank panafricain Wathi.
Au lendemain des assises auxquelles il a pris part, Alioune Tine, fondateur d’Afrikajom Center, trouve inacceptable que le président de la République continue d’être membre de cette instance. En réponse à un internaute qui défendait le contraire, M. Tine renvoyait Bassirou Diomaye Faye à son engagement solennel à sortir du CSM.
« L’influence du président au sein du Conseil supérieur de la magistrature est énorme, il ne régule pas, il décide…», rétorquait Alioune Tine.
Pour y ajouter une couche, Jean-Louis Corréa considère la présence du chef de l’État dans le CSM comme « une violation de la séparation des pouvoirs », si on suppose que « la magistrature relève du pouvoir judiciaire », selon des propos rapportés par plusieurs sites d’informations.
Toutefois, Me Bamba Cissé, membre du pool d’avocats qui a accompagné le président de la République et son premier ministre dans toutes leurs batailles judiciaires avant leur arrivée au pouvoir, considère que le retrait présidentiel du CSM serait une « grosse erreur » de jugement.
Pour « éviter » l’émergence d’un « gouvernement des juges », disait-il en début juin 2024 dans une conférence consacrée au couple justice-politique, « il ne faut pas laisser les juges seuls décider en Conseil supérieur de la magistrature. Il faut que le président y reste mais qu’il ne le politise pas ».
Macky Sall a été souvent accusé par ses adversaires d’instrumentaliser le CSM à plusieurs niveaux : la promotion de magistrats supposés proches ou pas hostiles, l’exercice de pressions sur les juges en charge de dossiers dits politiques ou sensibles, la sanction ou la neutralisation de présumées têtes brûlées…
Bassirou Diomaye Faye avait souscrit de « redorer le blason de la justice » en la réconciliant « avec le peuple au nom duquel elle est rendue », dans son message à la nation du 3 avril 2024.
Moins médiatisées, d’autres recommandations des assises concernent l’administration pénitentiaire avec, en ligne de mire, les conditions de vie des détenus. La digitalisation des services de la justice et la révision du code pénal et du code de la famille, sont aussi au cœur des orientations proposées dans le rapport de synthèse.
IB/md/ts
Voulez-vous réagir à cet article ou nous signaler une erreur ? Envoyez-nous un message à info(at)ouestaf.com.