Ouestafnews – Le gouvernement sénégalais parle de 16 morts, Amnesty International avance le chiffre de 23 et une trentaine, selon le F24, une plateforme d’organisations de la société civile et de partis d’opposition. Dans tous les cas, Amnesty International, par la voie de sa directrice du bureau régional pour l’Afrique de l’ouest et du centre, dit avoir documenté des dizaines de cas de violations des droits humains lors des manifestations violentes du début juin 2023, faisant suite à la condamnation de l’opposant Ousmane Sonko par un tribunal de Dakar. Dans cet entretien exclusif accordé à Ouestaf News, le 14 juin 2023, Samira Daoud fait le point.
Ouestafnews – Le Sénégal vit une crise politique sans précèdent depuis près de trois ans. En même temps, il est question de violations des droits humains et les acteurs politiques s’entraccusent. Quels types de dérapage avez-vous documentés de manière indépendante, à Amnesty?
Samira Daoud – Au cours de ces derniers jours, semaines et mois, nous avons documenté différents types de violations des droits humains. Il y va de la restriction de libertés, des atteintes au droit à la liberté d’expression et à la liberté de manifester. Les violations les plus récentes sont la restriction et la suspension de l’accès aux réseaux sociaux, à l’internet via les données mobiles et puis jusqu’aujourd’hui la suspension du signal de la chaine de télévision Walf tv pour 30 jours (ndlr : du 1er juin au 1er juillet, entretien réalisé le 14 juin 2023, avant le rétablissement du signal de Walf Tv). Tous ces éléments sont autant d’atteintes aux libertés et aux droits à la liberté d’information et d’expression.
Pour les restrictions liées au droit de manifester, ce n’est pas nouveau. Cela fait des années maintenant que c’est devenu extrêmement difficile pour les membres de l’opposition ou des acteurs de la société civile d’organiser des manifestations, notamment à Dakar où elles sont régulièrement interdites.
Ouestafnews – Quels autres types de violations des libertés avez-vous enregistrés ?
S.D – Nous avons documenté une série d’arrestations arbitraires que nous observons depuis plusieurs années. Ce n’est pas récent. En particulier ces arrestations visent des membres de l’opposition, de la société civile ou même des journalistes qui ont critiqué le gouvernement ou se sont prononcé sur la question de la troisième candidature du président. D’autres violations particulièrement inquiétantes ont été constatées au cours de ces derniers jours, lors des affrontements suite à l’annonce du verdict concernant M. Ousmane Sonko. Il s’agit notamment de l’usage excessif de la force, en particulier l’utilisation d’armes à feu sur des personnes. Nous avons documenté 23 cas de personnes qui sont décédées en juin 2023. La plupart de ces personnes ont été tuées par balle. D’après les témoignages recueillis, les présumés auteurs de ces faits sont principalement des éléments des Forces de défense et de sécurité (FDS). Il y a au moins un cas lié aux agissements de nervis.
Nous avons également documenté l’utilisation de nervis aux côtés des FDS. De nombreuses vidéos ont circulé et nous avons pu analyser et vérifier certaines d’entre elles dans lesquelles nous voyons très clairement des personnes en tenue civile, armées parfois de fusil. Ces dernières intervenaient souvent aux côtés des forces de police ou de gendarmerie ou sous leurs yeux.
Ouestafnews – Avez-vous identifié les auteurs de ces actes ?
S.D –Les témoignages que nous avons recueillis sur les responsables de ces décès, nous renvoient systématiquement, soit aux Forces de sécurité (police, gendarmeries), soit aux nervis. Beaucoup de personnes sont mortes, tuées par balle réelle. Les résultats d’autopsie et des certificats de genre de mort confirment que ce sont bien des personnes qui sont décédées des suites de blessures liées à des tirs par balles réelles.
C’est pourquoi nous demandons qu’une enquête indépendante soit menée sur ces cas de morts et pas seulement sur des cas de destruction comme cela a été mentionné par les autorités.
Ouestafnews- Vous avez parlé de 23 personnes décédées ; quel est le nombre de personnes tuées par balle réelle?
S.D – Pour l’instant, je n’ai pas le chiffre exact de morts par balle réelle parmi les 23 personnes tuées. Mais c’est quasiment tous. Il y a très peu de cas de personnes qui n’ont pas été tuées par balle. Mais nous attendons le rapport de l’autopsie de l’ensemble pour avoir une information plus précise.
Ouestafnews – Il y a certains acteurs qui menacent de saisir la Cour pénale internationale (CPI) pour ces violations de droits humains. Est-ce qu’Amnesty aussi travaille dans ce sens ?
S.D –Non, nous ne travaillons pas directement sur la question de la CPI, parce que je ne suis pas sûre que la CPI soit compétente pour juger des faits qui se déroulent aujourd’hui au Sénégal. Ce sont des faits graves, mais qui, je ne pense pas, rentrent dans la compétence de la CPI qui a le mandat de juger des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et les crimes de génocide. Donc, nous nous ne travaillons pas dans cette direction. Toutefois, toutes les initiatives qui permettraient de documenter et de faire en sorte que justice soit obtenue pour ces crimes, doivent être encouragées.
Ouestafnews – Vous avez dit vous-même qu’il y a parmi les forces de l’ordre, des nervis en civil qui tenaient des armes à feu et qu’il y a eu des personnes qui ont été tuées par balle réelle. Est-ce que ces faits ne constituent pas des actes qui sont du ressort de la cour pénale internationale ?
S.D – Les juridictions sénégalaises sont compétentes pour juger de ces faits-là. Ce qu’il faut, c’est l’ouverture d’une information judiciaire. Des familles ont porté plainte et c’est très bien. Ça permettra, je l’espère, que justice soit rendue. Je dis, je l’espère parce qu’il y a eu 14 personnes qui ont été tué en mars 2021, dont 12 par balle. Plusieurs familles ont porté plainte et à ce jour aucun progrès n’a été constaté concernant ces cas-là et les familles n’ont même pas été entendues par un juge. Donc il faut non seulement qu’une enquête soit ouverte mais surtout que la justice fasse son travail et permette de faire la lumière sur ces cas de décès qui sont très graves.
Ouestafnews – Amnesty demande aux autorités du Sénégal d’ouvrir des enquêtes indépendantes. Il y a aussi la Commission des droits de l’homme des Nations Unies qui a sorti un communiqué hier 13 juin 2023, dans lequel elle demande à l’État du Sénégal d’ouvrir des enquêtes « indépendantes » et « approfondies » et de sanctionner les responsables, de quelque bord qu’ils se situent. Si ces enquêtes n’aboutissent pas au Sénégal, envisagerez-vous d’autres sanctions ?
S. D – Oui, bien sûr. Mais nous poursuivons d’abord notre travail préliminaire qui constitue à documenter les cas de décès, de tortures, de blessés, d’arrestations, etc. qui nous ont été rapportés. Nous espérons que la justice sénégalaise fera son travail. Nous aidons certaines familles qui auront besoin d’un appui judiciaire. Après nous envisageons toutes les actions possibles qui pourraient permettre que la vérité soit établie sur ce qui s’est réellement passé, que les responsabilités soient situées et que les responsables soient poursuivis.
Ouestafnews- Est-ce que déjà Amnesty travaille avec d’autres organisations dans le but de porter ensemble ce combat ?
S.D – Nous n’avons pas constitué un pool formel d’organisations qui travaillent là-dessus. Par contre, nous travaillons en étroite collaboration avec plusieurs organisations dont certaines apportent un appui judiciaire, d’autres travaillent sur les droits des enfants parce que nous avons vu dans des vidéos des enfants qui ont été utilisés comme boucliers humains par les forces de sécurité. D’autres organisations de la société civile travaillent à collecter des témoignages.
Il pourrait être pertinent de joindre nos efforts de manière plus formelle si les autorités sénégalaises n’apportent pas une réponse adéquate aux familles et par rapport aux violations que nous avons constatées.
Propos recueillis par F.D
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