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Inondations au Sénégal : quand l’urbanisation et le climat fragilisent nos collectivités territoriales (Libre opinion)

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Par Cheikh Tidiane WADE *

Chaque hivernage, les images d’inondations au Sénégal rappellent avec brutalité la fragilité de nos villes face aux aléas climatiques. Routes coupées, quartiers entiers isolés, centres de santé paralysés : la saison des pluies est devenue synonyme de perturbations sociales, sanitaires et économiques majeures. Le centre de santé Philippe Maguilen Senghor de Yoff, envahi à plusieurs reprises par les eaux, a vu ses services interrompus, illustrant la vulnérabilité de zones stratégiques censées assurer la continuité des soins.

Ces catastrophes ne sont pas seulement le produit de pluies abondantes. Elles résultent d’un enchevêtrement de facteurs structurels et humains. D’abord, une urbanisation rapide et souvent mal maîtrisée : les exutoires naturels (zones de captage, vallées fossiles, anciens marigots, Niayes) sont colonisés par des habitations ou transformés en lotissements. Ensuite, le « tout béton », qui imperméabilise les sols et empêche l’infiltration naturelle, accentue le ruissellement et provoque des accumulations d’eau.

À Dakar, les quartiers de Grand Yoff et des Parcelles Assainies incarnent cette urbanisation dense où la saturation des nappes phréatiques et l’absence d’assainissement adapté favorisent la récurrence des inondations.

Au-delà de Dakar, d’autres territoires sont également exposés. Dans l’Est, Tambacounda et Matam au Nord, connaissent régulièrement des inondations consécutives aux crues saisonnières. Les débordements du fleuve Sénégal et du fleuve Gambie, accentués par la variabilité pluviométrique, menacent les villages riverains, détruisent les périmètres irrigués et fragilisent la sécurité alimentaire. Cette double vulnérabilité urbaine et rurale témoigne de la diversité des impacts des inondations sur l’ensemble du territoire.

Le changement climatique accentue la situation : les projections annoncent une intensification des pluies extrêmes et une élévation du niveau marin, particulièrement menaçante pour les zones littorales. Saint-Louis, ville historique mais fragile, est considérée comme la plus exposée du continent africain, avec un risque d’inondation pouvant toucher jusqu’à 80 % de sa superficie d’ici 2080. Une alerte faite par un rapport de la Banque mondiale publiéede 2013, commandée par le gouvernement sénégalais et intitulé « Economic and Spatial Study of the Vulnerability and Adaptation to Climate Change of Coastal Areas in Senegal ».

L’érosion côtière, combinée aux marées et à la montée des eaux, en fait un symbole des défis climatiques du Sénégal.

Les inondations au Sénégal ne sont pas de simples désagréments saisonniers : elles génèrent des conséquences profondes et durables. Plusieurs sources dont une étude en cours sur la mobilité et l’immobilité climatique en Afrique et un document des Nations Unies intitulé « situation humanitaire mondiale en 2019 », le confirment. En 2024, plus de 56 000 personnes ont été déplacées dans l’Est et le Nord du pays, notamment à Bakel, Matam et Podor. Entre 2008 et 2022, ce sont près de 340 000 habitants qui ont dû quitter leur logement à la suite d’événements similaires. Ces déplacements massifs exercent de nouvelles pressions sur les zones d’accueil, créant des tensions sociales et aggravant la précarité.

Les dégâts matériels sont considérables. À Dakar, les inondations détruisent des centaines d’habitations chaque année, inondent les marchés de quartier, paralysent les axes routiers et endommagent des équipements publics essentiels. Dans les campagnes, elles compromettent les récoltes, emportent le bétail et isolent des villages entiers. Les pertes agricoles affectent directement la sécurité alimentaire et les revenus des ménages, déjà fragilisés par l’inflation et la pauvreté.

Les conséquences sanitaires sont tout aussi préoccupantes. La stagnation des eaux favorise la prolifération des moustiques et accroît le risque de maladies hydriques (paludisme, diarrhées, choléra). Dans les quartiers périurbains, le débordement des fosses septiques accentue l’insalubrité et expose les populations vulnérables notamment les femmes, les enfants et les personnes âgées à de graves menaces pour leur santé.

Sur le plan économique, avec les dysfonctionnements des infrastructures, les inondations réduisent la productivité, freinent les mobilités, les activités commerciales et perturbent la vie quotidienne. Elles engendrent des coûts considérables pour l’État et les collectivités territoriales, qui doivent mobiliser d’importants moyens financiers pour gérer l’urgence, souvent au détriment d’investissements de long terme.

Face à la pression sociale et politique, les autorités privilégient souvent des solutions curatives : pompage des eaux, curage des caniveaux, distribution de sacs de sable. Ces interventions apportent un soulagement temporaire aux populations sinistrées et répondent à l’exigence de visibilité dans l’urgence. Mais elles ne s’attaquent pas aux causes structurelles.

Ce décalage traduit une tension entre deux agendas. L’agenda politique, dominé par l’urgence et les cycles électoraux, privilégie des mesures rapides, visibles et rassurantes. L’agenda scientifique, lui, met en avant la nécessité d’une planification à long terme, fondée sur des données fiables, des études prospectives et des solutions structurelles. Cette divergence crée un cercle vicieux où chaque hivernage absorbe les budgets dans le curatif, retardant les chantiers de fond indispensables.

Il est temps de repenser en profondeur la relation entre nos villes et l’eau. Les expériences internationales, notamment aux Pays-Bas, montrent qu’il est possible de « construire avec l’eau » plutôt que contre elle. À Rotterdam, Amsterdam ou Leiden, des infrastructures vertes et des solutions basées sur la nature ont permis non seulement de réduire les risques, mais aussi de transformer l’eau en ressource pour de nouveaux usages urbains.

Le Sénégal n’est pas dépourvu d’outils ni de compétences pour s’inspirer de ces modèles. Plusieurs instruments existent déjà : des outils de modélisation hydrologique et des systèmes d’information géographique (SIG) pour anticiper les zones à risque ; des solutions fondées sur la nature, comme la restauration des zones humides, la végétalisation urbaine, la création de bassins de rétention écologiques et l’aménagement de corridors naturels de ruissellement ; des documents stratégiques nationaux, tels que la Stratégie nationale de gestion des inondations, les Plans de Gestion du Risque Inondation qui visent à intégrer la réduction des risques dans la planification territoriale.

Ces solutions techniques doivent être accompagnées d’une gouvernance transparente et participative, garantissant la traçabilité des financements et l’implication des communautés locales. Depuis plusieurs années, des fonds importants ont été mobilisés pour la lutte contre les inondations, mais la récurrence des désastres pose la question de leur efficacité et de leur utilisation. La transparence, la redevabilité et la participation citoyenne sont donc des conditions indispensables pour restaurer la confiance et garantir la durabilité des politiques publiques.

La résilience urbaine ne peut pas être pensée uniquement sous l’angle technique. Elle exige une intégration systématique du climat dans la planification territoriale, le renforcement des capacités des collectivités territoriales et la prise en compte des savoirs locaux. Les populations ont tendance à développer, au fil des crises, des stratégies d’adaptation : surélévation des maisons, mise en place de diguettes, organisation communautaire pour l’évacuation des eaux.

Par ailleurs, les solutions fondées sur la nature représentent une voie prometteuse pour conjuguer adaptation climatique et durabilité écologique. La restauration des zones humides dans la vallée du fleuve Sénégal, la reconstitution des berges des fleuves par des plantations adaptées, la création de ceintures vertes autour des villes ou encore l’aménagement de jardins filtrants dans les quartiers urbains pourraient constituer des alternatives viables aux infrastructures lourdes, souvent coûteuses et rapidement saturées.

Ces approches contribuent non seulement à réduire les risques d’inondation, mais aussi à améliorer la qualité de vie, à renforcer la biodiversité et à créer de nouveaux espaces de socialisation urbaine.

Enfin, ces efforts doivent s’inscrire dans les engagements internationaux du Sénégal, notamment les Objectifs de Développement Durable sur les villes durables et sur le changement climatique et le Cadre de Sendai pour la réduction des risques de catastrophe, qui insistent sur la nécessité de bâtir des villes inclusives, durables et résilientes.

Les inondations subites du mois d’août 2025 rappellent une évidence : elles ne sont pas une fatalité, mais le révélateur des fragilités de notre système urbain et de notre gouvernance territoriale. Les prochaines années doivent impérativement marquer un tournant. Cela suppose de sanctuariser les investissements de long terme, de renforcer les capacités techniques et financières des collectivités territoriales, et d’intégrer pleinement le climat et les risques dans les politiques d’aménagement.

Construire des villes sénégalaises capables de cohabiter avec l’eau exige patience, cohérence et vision stratégique. Les inondations récurrentes doivent être perçues comme une opportunité de repenser nos modèles urbains et ruraux, de renforcer la solidarité entre territoires et de mobiliser l’innovation sociale et écologique. C’est à ce prix que le Sénégal pourra transformer cette menace persistante en un levier pour un développement urbain durable, inclusif et résilient.

*Dr. Cheikh Tidiane Wade est géographe et enseignant chercheur à l’Université Assane Seck de Ziguinchor


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