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Médias d’intérêt public : des économistes, dont deux prix Nobel, lancent un appel (Lettre ouverte)

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  • La crise mondiale de l’information représente une grave menace pour la prospérité économique et le progrès humain (et une opportunité unique)
  • Onze économistes de premier plan, dont deux lauréats du prix Nobel, exhortent les gouvernements à reconnaître et à défendre la valeur économique des médias d’intérêt public à l’ère de l’IA

Partout dans le monde, les gouvernements se sont pris de passion pour l’IA, misant sur ses technologies pour stimuler la prospérité économique. Toutefois, ils en oublient d’investir dans un pilier essentiel de l’économie du XXIe siècle : l’information indépendante et vérifiable.

Le bon fonctionnement des économies repose sur des informations accessibles au plus grand nombre, vérifiées et fiables. En dénonçant la corruption, la fraude et la manipulation des marchés, en favorisant la stabilité des marchés financiers, en contrant la désinformation et en permettant aux acteurs économiques de réaliser des investissements éclairés, le journalisme d’intérêt public joue un rôle essentiel dans la diffusion de ces informations. Sans lui, les économies nationales, le commerce international et les flux de capitaux entre les pays ne peuvent fonctionner correctement, ce qui entraîne des répercussions négatives considérables sur le bien-être social.

Or, cette précieuse ressource est actuellement confrontée à une crise financière et politique existentielle à l’échelle mondiale.

Le panel de haut niveau sur les médias d’intérêt public, au sein duquel siègent deux lauréats du prix Nobel, a été créé afin d’évaluer les implications économiques et sociales de la crise qui frappe les médias d’intérêt public à travers le monde. Nous avons examiné les données disponibles et étudié les tendances internationales avec une inquiétude croissante.

Nous nous inquiétons du fait que nos économies sont de plus en plus vulnérables à des informations qui ne sont ni indépendantes ni exactes. En 2024, pas moins de 90 pays ont été la cible de tentatives de manipulation de l’information par des États étrangers. L’essor de l’IA générative risque d’entraîner une accélération de ces manœuvres et de rendre encore plus difficile la lutte contre la propagation de fausses informations en ligne. Par ailleurs, les journalistes et les médias indépendants subissent des pressions politiques et économiques toujours plus fortes à mesure que s’imposent les autocraties et les intérêts particuliers.

Notre rapport, L’impératif économique d’investir dans les médias d’intérêt public, souligne pourquoi les forces du marché sont incapables de soutenir à elles seules ce bien public essentiel. Les modèles économiques historiquement rentables sont voués à l’échec dans la mesure où les revenus migrent vers les plateformes en ligne, permettant ainsi à des groupes d’intérêts influents de coopter, d’intimider ou de neutraliser les médias indépendants. Si le soutien de donateurs aux médias d’intérêt public a toujours été faible, il est aujourd’hui éclipsé par les sommes investies par les acteurs autocratiques dans la propagande. Ainsi, la Russie consacre à la désinformation et à la propagande, y compris pour du contenu destiné à l’étranger, au moins trois fois plus que ce que les plus grandes nations démocratiques du monde investissent en aide étrangère pour soutenir les médias libres et indépendants, et elle n’est pas seule dans ce cas. 

La situation est d’autant plus compliquée au sein des économies émergentes, où les inégalités croissantes en matière d’accès à l’information exigent de promouvoir l’innovation locale afin de corriger les biais systématiques et les inégalités numériques, comme on peut l’observer dans l’écosystème médiatique africain, par exemple.

Faute d’informations fiables, il est impossible de relever les défis économiques, sociaux et environnementaux les plus urgents de notre époque. De la lutte contre la crise climatique à la gestion des pandémies mondiales, la prolifération de la désinformation au détriment des faits représente un coût considérable. Si aucune mesure décisive n’est prise, tant au niveau national qu’international, nous nous dirigeons vers ce que la lauréate du prix Nobel Maria Ressa a qualifié d’« Armageddon de l’information », qui mettra en péril la stabilité économique, le bien-être social et la croissance durable à l’échelle mondiale. 

Nous appelons de toute urgence à une action publique décisive dès à présent et proposons deux séries de mesures prioritaires visant à protéger les médias d’intérêt public et à élaborer les politiques nécessaires au façonnement des marchés de l’information de demain, dans l’intérêt de la prospérité économique et du bien-être social.

Ces deux séries de mesures nécessitent de revoir en profondeur la valeur économique et sociale d’une information indépendante et vérifiable comme infrastructure fondamentale pour des marchés et des sociétés prospères.  

En premier lieu, les gouvernements devraient investir dans les nouveaux modèles nécessaires à la promotion, au soutien et à la protection des médias libres et indépendants. Le soutien financier aux médias d’intérêt public est un instrument des plus efficaces pour garantir des systèmes économiques responsables et performants, susceptibles de générer d’importants bénéfices économiques et sociaux à l’avenir. Ces investissements doivent toutefois s’accompagner de garanties solides afin d’empêcher toute mainmise gouvernementale et favoriser un écosystème médiatique pluraliste associant le secteur privé et une société civile dynamique. Ces investissements pourraient être alloués par le biais de mécanismes nationaux et multilatéraux éprouvés et efficaces permettant de garantir la diffusion d’informations factuelles et d’empêcher toute influence indésirable. Des mécanismes tels que le Fonds international pour les médias d’intérêt public montrent comment il est possible de conjuguer indépendance et action d’envergure pour produire un impact global significatif, à l’instar de ce qui a pu être réalisé dans des domaines tels que la santé et l’éducation au moyen d’instruments collectifs similaires.

En second lieu, les gouvernements sont invités à structurer activement les marchés de l’information. Une « politique industrielle de l’information » est nécessaire pour favoriser un écosystème médiatique viable et indépendant, capable de dynamiser le marché tout en prévoyant une réglementation rigoureuse et adaptée à une économie axée sur l’IA. Une telle politique exige une meilleure prise en compte des besoins et du contrôle du public, éléments aussi essentiels dans les économies développées que dans celles en développement, et doit privilégier les faits plutôt que les mensonges. Les cadres de coopération multilatérale tels que le Partenariat international pour l’information et la démocratie sont à même de favoriser le partage des connaissances et des meilleures pratiques en matière d’interventions politiques. 

Les prémices d’une avancée se dessinent. Dans quelques semaines, les présidents français et ghanéen accueilleront une conférence internationale afin de renforcer la réponse à la crise mondiale de l’information. Il est cependant urgent que davantage de dirigeants se rallient à cette initiative. Sans action décisive, nos écosystèmes informationnels continueront de se détériorer rapidement, compromettant les effets bénéfiques de la révolution de l’IA et menaçant à la fois la prospérité et le bien-être social à l’échelle mondiale. Il est temps d’agir.

Signataires :

  • Prof. Daron Acemoğlu, Prix Nobel d’Économie 2024, Professeur de l’Institut au MIT, Co-directeur du programme Shaping the Future of Work au MIT et Chercheur affilié aux nouveaux Blueprint Labs du MIT  
  • Prof. Philippe Aghion, Professeur au Collège de France, INSEAD et London School of Economics 
  • Prof. Sir Tim Besley, Professeur d’Économie et de Science Politique et Professeur W. Arthur Lewis d’économie du développement au département d’économie de la London School of Economics 
  • Prof. Dr. Francesca Bria, Professeur honoraire IIPP, UCL Londres, Responsable du projet EuroStack, Présidente, New European Bauhaus Facility, Commission européenne, Présidente de l’Agence d’Innovation ART-ER, Italie  
  • Prof. Dame Diane Coyle, Professeur Benett de Politique Publique, Université de Cambridge 
  • Dr. Obiageli Ezekwesili, Présidente, Human Capital Africa et Fondatrice de l’École de Politique, de Politique Publique et de Gouvernance  
  • Prof. Mariana Mazzucato, Professeur en Économie de l’Innovation et de la Valeur Publique à University College London, UCL, et Directrice fondatrice de la UCL Institute for Innovation and Public Purpose, IIPP 
  • Prof. Atif Mian, Professeur d’Économie, de Politique Publique et de Finance John H. Laporte, Jr. de la promotion de 1967 à l’Université de Princeton
  • Prof. Andrea Prat, Professeur Richard Paul Richman à la Columbia Business School et Professeur d’Économie au Département d’Économie de l’Université de Columbia  
  • Dr. Vera Songwe, Présidente et Fondatrice de la Liquidity and Sustainability Facility, et Non Resident Senior Fellow au sein du programme Global Economy and Development à Brookings
  • Prof. Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’Économie 2001, Université de Columbia, Fondateur et Co-président de Initiative for Policy Dialogue, Économiste en chef pour le Roosevelt Institute


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