Ouestafnews – Membre fondateur de la Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), le Sénégal refuse d’appliquer certaines décisions de cette juridiction. Il s’agit notamment de celles qui contredisent des options politiques du gouvernement dans le domaine électoral et des libertés publiques. Une réalité qui met en exergue l’impuissance de cette cour face à des Etats « hors la loi ».
Le 31 mars 2022, la Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a ordonné au Sénégal l’abrogation de la loi interdisant les manifestations au centre-ville de la capitale, Dakar. Cette disposition dite « arrêté Ousmane Ngom », du nom du ministre de l’Intérieur du dernier gouvernement d’Abdoulaye Wade, a été adoptée en 2011.
Le pays était alors dans une période de précampagne électorale, avec comme point de mire la présidentielle de février 2012. Selon l’ancien ministre, l’arrêté visait à éviter les « débordements » politiques dans la zone du Plateau, le centre-ville de Dakar où se trouve le palais présidentiel ainsi qu’un grand nombre de ministères et de services de l’Etat.
Mais jusqu’à la date de ce 10 octobre 2022 (soit plus de six mois) après la décision sans appel des juges de la juridiction ouest-africaine, ledit arrêté est toujours en vigueur, en dépit des interpellations du gouvernement sénégalais par Amnesty International.
Contacté par Ouestaf News, El Hadji Abdoulaye Seck, responsable de campagne et communication à la Section sénégalaise d’Amnesty International, rappelle que « les Etats eux-mêmes ont ratifié et signé le traité mettant en place les pouvoirs de la Cour de Justice ». A cet égard, le Sénégal – au même titre que les autres Etats de la Cedeao – doit respecter les décisions de l’institution sous peine de « violer ses propres engagements ».
L’Etat du Sénégal s’oppose également à la Cour de justice de la Cedeao sur un autre dossier dont il conteste la délibération. C’est l’injonction à « supprimer le système du parrainage électoral », institué pour la première fois par le président sénégalais Macky Sall lors de l’élection présidentielle de février 2019.
Cette loi qui a permis d’écarter plusieurs candidats à la course au palais de la République, a fait l’objet d’une plainte de l’Union sociale libérale (USL), un parti d’opposition dirigé par l’avocat, Abdoulaye Tine. En avril 2021, la cour avait donné six mois au Sénégal pour se débarrasser de cette disposition considérée comme attentatoire à l’égalité des citoyens devant le suffrage populaire. Depuis, rien n’a bougé.
Pour l’ex porte-parole du gouvernement sénégalais (remanié le 17 septembre 2022), Oumar Guèye, « du point de vue de la légalité, le système du parrainage est plus que légal par rapport à notre Constitution et notre législation ».
Selon le responsable de la Section sénégalaise d’Amnesty International, les arguments de souveraineté brandis par Dakar ne peuvent être valables, car le Sénégal est un Etat fondateur de la Cour de justice de la Cedeao. Surtout, il ne peut « avoir participé à tout le processus de mise en place de cette juridiction communautaire et refuser d’en appliquer les décisions si elles lui sont défavorables ».
Dans le principe, les arrêts de la Cour ouest-africaine sont contraignants et opposables aux pays membres. Malgré tout, le délai imparti par la Cour est dépassé et le Sénégal n’a pas encore effectué de changements dans la loi sur le parrainage électoral. De plus, aucune sanction n’a été prise à son encontre par la Cour de justice de la Cedeao, encore moins par la Cedeao elle-même.
Le Sénégal n’est pas le seul Etat de la Cedeao qui refuse de se plier aux décisions de la cour de justice communautaire. En Côte d’Ivoire, l’Etat a même défié la décision de la cour de justice de la Cedeao en condamnant par contumace, en février 2022, l’homme d’affaires congolo-malien, Oumar Diawara à une peine de 20 ans de prison ferme pour « complicité d’abus des biens sociaux ». Or, la cour de justice de la Cedeao avait auparavant donné raison au sieur Diawara qui réclamait à l’Etat ivoirien le paiement d’un reliquat dans une transaction foncière.
Parmi les rares Etats qui se sont pliés à une décision de la cour de justice de la Cedeao figurent le Niger et la Gambie. Ces décisions sont liées à des violations de droits de citoyens et non à des questions politiques ou de démocratie.
Reconnu en juin 2021 fautif dans un procès pour emprisonnement abusif que lui a intenté l’acteur de la société civile, Sadat Illia, le Niger s’est exécuté en versant cinq millions de francs CFA à son poursuivant, conformément à la décision de la Cour de justice de la Cedeao.
Condamnée en 2019 à dédommager l’ancien président de la Cour suprême de Gambie, Joseph Wowo, le gouvernement d’Adama Barrow s’est vu contraint de verser 200.000 dollars (134 millions de francs CFA) au magistrat Wowo.
Menace sur la survie de la cour
Malgré les textes qui la régissent et disant qu’elle joue le rôle de décideur judiciaire pour les pays membres, la Cour de justice de la Cedeao est dans l’incapacité de faire appliquer ses décisions par les pays membres. « Il est illusoire de penser que la cour de justice de la Cedeao n’a pas les moyens de faire appliquer ses décisions », corrige M. Seck d’Amnesty international Sénégal.
En effet, note El Hadj Abdou Seck, une fois qu’une décision est prise par la Cour, c’est à son greffier de saisir l’organe national chargé d’appliquer ladite décision.
La Cour peut également remettre aux instances de la Cedeao, dont la conférence des chefs d’Etat, un rapport contre tout pays qui refuse d’appliquer la décision. « Par exemple, ces instances peuvent décider que le pays incriminé ne puisse plus soutenir de candidature à certains postes de la Cedeao ou ne plus disposer du droit de vote jusqu’à nouvel ordre », explique M. Seck.
Dans cet ordre d’idées, Idrissa Sow, membre de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP), reconnaît lui aussi que la Cour de justice de la Cedeao n’est pas démunie de moyens contre les Etats récalcitrants. Elle peut agir à travers une procédure particulière appelée le recours en manquement. Cette action lui permet de vérifier si un Etat membre ne remplit pas ses obligations envers la communauté et, si nécessaire, de délivrer un « arrêt de manquement ».
La défiance du Sénégal, et d’autres pays membres, à l’égard des décisions de la Cour de justice de la Cedeao contribue à réduire la crédibilité de l’institution communautaire déjà objet de fortes critiques.
Selon Aliou Sow, Dr en droit et co-auteur de l’ouvrage « Précis de droit communautaire de la Cedeao » publié en 2017, « la non-exécution des décisions de la cour est un risque critique qui menace la survie de l’institution ».
Dans une contribution publiée dans les colonnes de plusieurs médias dakarois en fin septembre 2022, Dr Aliou Sow donne l’une des raisons qui rendent problématique l’exécution des décisions au Sénégal. D’après le spécialiste du droit communautaire, l’article 24, alinéa 4 du protocole additionnel relatif à la cour, « tous les Etats membres doivent désigner l’autorité nationale compétente aux fins de la réception et du traitement de l’exécution et informer la cour en conséquence. »
Toutefois, écrit Dr Sow, « depuis l’adoption de ce protocole en 2005, seuls trois Etats membres ont désigné l’autorité nationale compétente » et le Sénégal n’en fait pas partie. Or, la désignation d’une autorité nationale compétente « fait partie des obligations des procédures et formalités obligatoires » pour l’exécution des décisions de la Cour de la Cedeao.
Faute d’autorité nationale compétente désignée par le Sénégal, la Cour de justice de la Cedeao remet ces décisions aux avocats des deux parties, selon Dr. Sow.
« Il est inacceptable que des Etats mettent en place un organe juridictionnel, lui accorde beaucoup de moyens de fonctionnement, et qu’au final ses décisions ne soient pas appliquées », dénonce Idrissa Sow. En cela, l’exécution des décisions est « l’un des plus importants défis du fonctionnement de la Cour », ajoute-t-il.
Toutefois, l’expert de la CADHP reconnait que la difficulté de l’exécution des décisions en droit international n’est pas une spécificité propre à la seule la Cour de Justice de la Cedeao. Il admet que « ce n’est pas possible de prendre un Etat au collet et le forcer à exécuter les décisions prises. Les Etats mettent toujours en avant la question de leur souveraineté ».
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