Par Mamadou Cissokho*
Mobilités, communauté, rencontres, union… tels devaient sans doute être les maitres mots des décolonisations africaines. L’atomisation de l’espace africain par la machine coloniale en des mosaïques d’Etats cloisonnés réfractaires aux mobilités intra africaines posait, à l’aube des indépendances, l’urgence d’un projet de dégèlement des frontières. Ce projet, bien qu’évoqué à Addis Abeba en 1963 et au Caire en 1964, n’a connu aucune suite favorable ; les questions économiques et sécuritaires semblaient plus prioritaires aux yeux des pouvoirs publics africains. Or, aucun projet décolonial ne fut plus urgent et salvateur que le décloisonnement de l’espace africain. La conservation des lignes héritées de Berlin, symbole du caractère inachevé des décolonisations africaines, a condamné l’Afrique à évoluer sous le registre d’un isolationnisme contreproductif.
Le demi-siècle d’indépendance passé, l’Afrique demeure cet espace hermétique, balkanisé qui n’a gardé aucune trace de ses grands ensembles d’antan. Le continent-monde qu’elle était s’est mué en portions de terre qui gèlent les mobilités et refuse la circulation de ses fils et filles qu’exigent pourtant ses réalités culturelles et démographiques. La rémanence de l’esprit de Berlin continue de faire de cet espace un captif de l’imaginaire coloniale. Il est donc temps d’achever sa décolonisation. Sur ce point, décoloniser signifie défaire les nœuds de sorte que chaque Africain puisse disposer du droit de circuler librement sur cet espace, en tout temps et tout lieu en toute sécurité.
Plusieurs facteurs appellent ce besoin de dégèlement des frontières coloniales. Mais à notre sens, la sécurisation du corps africain et les reconfigurations démographiques dans les grandes villes africaines demeurent sans doute les raisons les plus évidentes. De la traite arabo-musulmane, aux politiques migratoires occidentales modernes en passant par la traite occidentale et la colonisation, le corps de l’Africain est l’objet de barbarie et d’outrance. Chosifié dans les frontières européennes, vomi par l’Atlantique, ce corps n’est désiré nulle part. Les politiques de durcissement des conditions de voyage pour les Africains est le signal le plus apparent du mépris de ce corps condamné à la clandestinité, à l’errance et à la déportation.
Les chiffres évoqués par Moussa Seydou Diallo, chef de la division migration au ministère du Travail, de l’Emploi et des Relations avec les Institutions, dans l’émission L’ANTINOOR sur la RTS sont glaçants. L’article paru sur SenePlus le 06 février 2025 souligne qu’« Entre janvier et octobre 2024, 64 embarcations ont quitté les côtes sénégalaises en direction des Îles Canaries. Au total, 34 162 personnes ont atteint ces îles, selon le ministère de l’Intérieur. Entre janvier et début novembre 2024, 35 762 migrants en provenance de l’Afrique de l’Ouest sont arrivés aux Îles Canaries, soit une augmentation de 12 % par rapport à la même période en 2023 ». L’article ajoute que « Le Data Hub Center de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) a dénombré 957 disparus sur la route de l’Atlantique au cours de cette période. De plus, 30 999 Sénégalais sont entrés en Europe en situation irrégulière entre 2017 et 2023 ». Ces chiffres révèlent l’état pitoyable du corps africain et renseigne sur la nécessité de sa libération des caprices de l’ingénierie coloniale et des politiques antimigratoires occidentales.
Le sauvetage de ce corps est devenu un impératif. Et cela passe nécessairement par le réenchantement de son espace de vie naturelle, l’Afrique. La persécution de l’Africain à travers le monde ne cessera que lorsque l’Afrique aura décidé d’être son propre centre, que lorsque ses fils auront la possibilité de s’épanouir collectivement sur son espace. Il faudra faire de l’Afrique un horizon existentiel pour les Africains de sorte qu’ils ne soient plus dans le besoin de migrer illégalement vers l’Europe. C’est une nécessité de survie à l’heure où les pays occidentaux et asiatiques multiplient les politiques anti-migratoires.
L’autre raison de l’urgence du dégèlement des frontières est liée aux reconfigurations démographiques en cours en Afrique. Dans les grandes villes africaines, particulièrement dans les zones côtières et pôles économiques, on y voit un fort métissage culturel, sinon une imbrication des mondes qui relativise les appartenances primaires. Dans ces contrées, se réalisent des formes d’intégration originale, en marge des institutions officielles, à travers des initiatives économiques et culturelles transfrontalières. Au Sénégal par exemple, une commune comme Dakar-Plateau en est le laboratoire le plus manifeste. Dans cette commune, non seulement l’identité sénégalaise se réinvente, mais l’ici et l’ailleurs font vie commune, le lointain et le proche cohabitent. Cette commune est le nid d’un nouveau monde, le symbole d’une nouvelle conscience sénégalaise qui exclut l’exclusion.
A Dakar-Plateau, le sénégalais n’est pas que le teint « noir », il est aussi le teint « blanc » aux cheveux longs. Le trésor culturel – qu’il s’agisse de la cuisine, du vêtement ou de la musique – n’est pas seulement ce qui provient du pays, mais c’est aussi ce qui vient du lointain. Dans cette localité de Dakar, est en train d’émerger une nouvelle civilisation qui ne repose ni sur le nom ni sur l’origine, encore moins la religion. Seule la volonté de faire communauté en constitue le soubassement. Cela est le signe que, malgré le principe d’intangibilité des frontières décidé en 1963, se créent des mouvements et échanges ardents comme le légitiment les réalités historiques et culturelles africaines.
Notre conviction est qu’aucun Africain n’est étranger en Afrique ; qu’aucun Africain n’est immigré en Afrique. Cette Afrique nous est commune et chaque Africain a le droit de s’installer où il veut et en faire son lieu de vie. Le contact avec les autres pays d’Afrique a eu, et doit continuer à avoir lieu. Et aucun penchant xénophobe ou nationaliste, aussi forcené soit-il, ne doit y faire entrave. Les rencontres, les emprunts et le métissage continueront d’exister. C’est ainsi que l’on touche d’autres cultures et que d’autres cultures nous touchent.
Il faut rectifier l’erreur d’Addis Abeba et du Caire et créer ce temps nouveau qui exalte la circulation. Ce temps est l’antithèse du temps colonial. Cette funeste époque qui crée des mondes finis en fixant les frontières, en restreignant les passages, en imposant l’immobilité et l’attachement aux micro-espaces. Ce temps nouveau à faire advenir, c’est celui de la vie, celui qui méprise le temps colonial et ses engendrements. Ce temps nouveau est celui décolonial, c’est celui qui libère l’espace de ses stigmates et rend possible la circulation des mondes africains à l’intérieur du continent.
Nous plaidons donc pour un droit à l’hospitalité qui passe nécessairement par la revisite des politiques de visa d’un pays africain à l’autre. Il faut amener les Etats africains à conclure des accords réciproques visant à annuler les visas entre eux. Il faut aussi les inciter à mettre en œuvre des politiques visant à faciliter la mobilité des étudiants à l’intérieur du continent. C’est en facilitant aux jeunes étudiants africains les déplacements à l’intérieur du continent que le mot « Afrique » aura un certain sens. A ce sujet, l’idée d’un Erasmus africain pour favoriser la mobilité entre Africains proposée par le philosophe camerounais Achille Mbembe mérite considération. Cette proposition qui, en apparence peut paraitre peu originale, constitue pourtant un bon début pour réveiller chez les Africains un réel sentiment d’appartenance et un désir de « faire l’Afrique ».
In fine, avec de la volonté politique, il est possible de réenchanter cette Afrique saignée et cisaillée. Les concepts de Téranga, d’Ubuntu, et la Charte du Mande ont déjà montré que les Africains ont en eux ces prédispositions naturelles à s’ouvrir et à cohabiter paisiblement entre eux et avec les visiteurs. Ces frontières sont un legs qu’il est possible d’accepter ou de rejeter. Leur endossement ces six décennies d’indépendance s’est révélé contreproductif. Il faut alors passer à autre chose pour reprendre Frantz Fanon.
* Mamadou Cissokho est doctorant en droit privé à l’Université Cheikh Diop de Dakar. Il est l’auteur de l’essai L’Afrique (en)quête de renaissance paru aux Editions Elma en 2022.
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