Depuis deux ans, le pays est tenu en haleine par de sordides affaires politico-judiciaires. Cela a créé une situation insurrectionnelle sur laquelle l’essayiste Adama Thiam donne ici son avis et ses pistes de solution.
Par Adama Thiam*
Les luttes sociales, dans les sociétés humaines, participent de leur évolution ainsi que des mutations profondes qui en résultent. Le Sénégal ne fait certainement pas exception à ces phénomènes. Les luttes et troubles sociaux rythment son histoire sur les plans politique, économique, social et culturel. La stabilité et la paix sociales du pays ne reposent pas sur un socle indestructible, ni ne sont écrites de façon indélébile sur les feuilles de l’histoire des communautés pacifistes.
La violence, le désordre et l’anomie qui s’en suivent, d’une manière générale, procèdent souvent de l’ouverture de la porte d’une salle sombre dont les auteurs n’ont pas réellement mesuré les germes destructeurs qu’elle renfermait. Il est toujours difficile de présager de l’issue de confrontations entre différentes parties convaincues de la légitimité de leur combat et refusant toute forme de négociation ou de dialogue.
La paix et la stabilité se doivent d’être cultivées de manière perpétuelle. De là, diriger un pays commande de disposer d’un grand sens de la responsabilité. Il n’existe pas de grandeur possible chez ceux et celles qui s’effondrent dans un profond sommeil, au souffle d’un vent de fraîcheur ou d’une fatigue passagère. L’humilité devrait habiter tout individu qui a le privilège de marcher sur cette terre.
Le risque d’implosion de la société sénégalaise se nourrit de la désinvolture de ses élites politiques, religieuses et économiques. Elles n’arrivent toujours pas à assurer une justice indépendante, une hausse du niveau de culture et une prospérité des populations dont elles gouvernent leur destinée pour un terme fixé.
Les individus sont sensibles aux éloges. Ils sont donc capables de faire preuve d’empathie et d’entraide. Malheureusement, ils sont tout autant capables d’atrocités, d’ignominies lorsque leurs instincts, leurs affects sont exaltés. Un homme ou une femme politique insouciant, uniquement aspiré et fasciné par ses ambitions, risque d’attiser, par insatiabilité et cupidité, de tels ressorts.
Le régime de la première alternance politique a une très grande responsabilité dans la dépravation des mœurs. Il a encouragé et accentué l’installation de la société de l’accaparement et de la frime. Le tout relevé de compromissions et de mensonges, pour prendre ou garder sa part de « téranga ». Sa part du butin. Le régime actuel poursuit dans cet élan. Conséquemment, une course à l’accumulation monétaire s’est implantée afin de s’octroyer le plus de biens matériels possibles sur fond de rivalités entre individus pour affirmer une relative position sociale. Pourtant dans la frugalité, vertu essentielle, autrefois notée dans les sociétés négro-africaines, réside une vie paisible et en harmonie avec la nature.
Naître au Sénégal, et en général en Afrique, engendre des conséquences majeures en matière d’espérance de vie, de nutrition, de maladies et d’émancipation intellectuelle et professionnelle. Tout homme politique qui voudrait se couvrir du manteau de l’honorabilité devra concourir à affaisser de tels déterminismes sociaux et culturels.
Le leadership sénégalais est à la fois faible et médiocre. Les problématiques importantes ne sont jamais traitées convenablement. Il n’y a presque pas de visibilité sur les politiques publiques alternatives et réalistes de ceux et celles qui veulent se substituer au pouvoir actuel : limitation des mandats à toutes les fonctions électives, restrictions sur les cumuls de mandats, refonte totale des structures territoriales, institutionnelles et administratives héritées de la colonisation, modération du nombre de partis et mouvements politiques, progrès économique et social, politiques régionales et continentales, etc. Cette situation dérive, certainement, de la facilité avec laquelle le peuple sénégalais réhabilite ses anciens fossoyeurs. Comment comprendre sa tolérance à l’égard de certaines personnalités issues du parti socialiste ou encore du parti démocratique sénégalais. Les Sénégalais rusent avec la vertu.
La gouvernance déplorable et détestable du pays, incarnée par le Chef de l’État, pousse certains à penser que la station présidentielle ne connaitra plus jamais un désastre d’une telle ampleur. Pourtant rien n’est moins sûr. Dans des pays où le système éducatif est moribond voire inexistant, le jeu politique ne peut être animé que par des individus aux savoirs limités et donc aux agissements irresponsables et même abjects. Toutefois, le Sénégal du début de la seconde moitié du vingtième siècle n’est pas celui de ce début du troisième millénaire. Le niveau de culture des premiers responsables n’est pas celui de ceux actuels. En témoignent, les propos du professeur Abdoulaye Bathily, citant le président Senghor, incitant la jeunesse socialiste à organiser des débats et de défendre leurs thèses. La confrontation semblait être prioritairement intellectuelle.
Aujourd’hui, le Chef de l’État et président du parti au pouvoir, à l’épaisseur intellectuelle modeste, emploie des slogans émanant du monde de la lutte, encourageant l’apologie de la force musculaire. Il semble méconnaître le rôle décisif de la démographie dans les luttes sociales, mais aussi, que la jeunesse actuelle n’a pas bénéficié d’une bonne instruction académique, ni d’une bonne éducation familiale. Conséquences de mauvaises politiques publiques des différents régimes qui se sont relayés à la tête du pays. Des politiques qui ont fini d’installer la précarité à des niveaux insoupçonnés dans toutes les strates sociales : familles aux revenus modestes voire négligeables, aux habitations très étroites, parents incapables d’accomplir leurs devoirs adéquatement, etc.
Par ailleurs, il assoit le pays dans une spirale de non-respect des textes fondamentaux qui régissent notre commun vouloir de vivre commune. Il a poussé l’inféodation du système judiciaire à son paroxysme. A coup sûr, avec de telles pratiques, des oppositions durciront leurs formes de protestation.
Les classes politiques se sont toujours combattues pour la maitrise et le contrôle des ressources, notamment celles des hydrocarbures. Si le Chef de l’État et président du parti au pouvoir, préjuge qu’il peut s’appliquer une longévité au pouvoir, tel que c’est le cas dans d’autres pays africains producteurs de pétrole, avec la complicité de l’ancienne puissance coloniale, c’est que sûrement, il se trompe de peuple et d’époque. Et, il doit se préparer à marcher sur les cadavres de la jeunesse sénégalaise et s’embourber dans une marée de sang.
Prendre le risque d’enliser tout un pays pour assouvir ses desseins affairistes est une forme de machiavélisme suicidaire. Ceux et celles qui soutiennent le régime actuel, souvent par opportunisme, doivent savoir qu’il n’existe pas de salut individuel possible, dans les sociétés modernes. Leur responsabilité sera largement engagée lorsque la situation se détériorera.
Le monde subit une accélération dans le basculement de l’hégémonie unilatérale du bloc anglo-américain. Ce mouvement abrupt est porteur de beaucoup de risques pour les pays faibles, notamment ceux d’Afrique. Les hydrocarbures du Sénégal, mais aussi ceux d’autres pays comme les Comores, n’ont pas été découverts récemment. En réalité, à la suite du pic de production de pétrole entre 2007 et 2008, les États-Unis d’Amérique ont commencé à exploiter leurs propres gisements de pétrole et de gaz de roche-mère (schiste). Parallèlement, les multinationales ont décidé que le moment était venu d’exploiter les autres gisements, moins fournis certes, comme ceux du Sénégal. Dans un contexte de raréfaction des ressources naturelles, un gouvernement responsable et foncièrement patriote aurait affiné une autre stratégie plutôt que d’espérer percevoir des revenus d’exportation puis de chercher à accaparer ce qui peut l’être, au détriment de l’immense majorité des populations.
Les luttes sociales ne sont pas un moment de concours de virilité et de courage. Elles commandent, d’une part, de disposer d’un sens de la mesure, d’une formulation claire des revendications, et d’autre part, d’écoute des requêtes, de responsabilité, pour ensemble, cultiver des positions conciliantes.
Les hommes politiques et leurs partisans doivent faire montre de retenue. Nulle ne sortirait indemne d’une déstructuration accrue de la société sénégalaise. Il est compréhensible de voire la radicalisation et la détermination de la frange de l’opposition, la plus significative, face aux injustices auxquelles elle fait constamment face. Car, on ne lutte qu’avec les moyens à sa disposition. La société sénégalaise est malade. Néanmoins, nous ne pourrons pas exorciser le mal à travers la violence. Nous devons la condamner, mais condamner davantage celui qui la rend presque nécessaire, inévitable. En outre, la première forme de violence est celle exercée par les autorités du fait de leur incapacité à honorer l’effectivité du droit à la dignité des populations.
Adama THIAM*, Ingénieur en informatique, essayiste.
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