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Aucune interdiction d’accoucher au Sénégal pour des Libanaises par réciprocité (Fact-checking)

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Ouestafnews – En octobre et novembre 2024, des internautes ont fait état sur Facebook d’une interdiction supposée d’accoucher au Sénégal faite à des Libanaises par mesure de réciprocité, en se fondant sur des bribes de déclaration d’un candidat aux élections législatives sénégalaises de 2024. Il n’existe aucune décision de ce genre au Sénégal, selon la vérification effectuée par Ouestaf News.

« Interdiction aux femmes libanaises d’enfanter et d’accoucher au Sénégal de la même manière qu’il est interdit aux femmes noires de le faire au Liban… », est-il écrit sur un bandeau fixe dans une courte vidéo partagée le 1er novembre 2024 à 21 h 34 locales (et GMT) parmi un internaute identifié comme Bouba Bdzo Diarra.

Cette publication est assortie d’un texte écrit dans un français bancal et truffé de fautes : « Femme noire est interdite d’accoucher Au Liban .la réciprocité est fort le Sénégal aussi viennent d’interdire accouchement des femme Liban au Sénégal  bravo  je souhaite même chose dans tout les pays noire ».

Aperçu de la publication Facebook mentionnée dans l'article, ayant relayé les allégations vérifiées par Ouestaf News. Capture d'écran : Ouestaf News.
Aperçu de la publication Facebook mentionnée dans l’article, ayant relayé les allégations vérifiées par Ouestaf News. Capture d’écran : Ouestaf News.

Dans la vidéo, d’une minute 15 secondes, s’exprime dans un mélange de français et de wolof l’homme politique sénégalais Tahirou Sarr, qui y affirme notamment que « les femmes noires sont interdites d’accoucher au Liban », sans plus de précisions.

M. Sarr, qui se présente comme un nationaliste, était membre de la coalition ayant porté au pouvoir en mars 2024 l’actuel président sénégalais, Bassirou Diomaye Faye, du parti Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité).

Le président Faye a dissous l’Assemblée nationale en septembre 2024 et fixé les élections législatives anticipées au 17 novembre 2024. Pastef a décidé d’aller seul au scrutin, sans la coalition formée à l’occasion de la présidentielle. Tahirou Sarr a assuré devant la presse qu’il demeurait « à côté du régime » de Bassirou Diomaye Faye, et a revendiqué son appartenance au camp présidentiel.

M. Sarr était candidat aux législatives, en tête de la liste d’une coalition baptisée « Les Nationalistes/Jël liñu moom », une expression en wolof que l’on peut traduire par « Prendre ce qui est à nous » (sauvegarde d’Ouestaf News ici). Pour y faire référence dans le reste de cet article, Ouestaf News utilisera « Les Nationalistes ».

L’internaute Bouba Bdzo Diarra est un créateur digital originaire résidant à Bamako, au Mali, d’après les renseignements qu’il a fournis à Meta, propriétaire de Facebook.

Sa page sur ce réseau a été créée le 12 octobre 2027. Elle est liée à des comptes sur d’autres réseaux sociaux ainsi qu’à un site personnel, qui était inaccessible au 11 décembre 2024. À la même date, elle était suivie par quelque 3.000 comptes ou individus.

Indications fournies par Meta (Facebook) sur l'auteur de la publication mentionnée. Capture d'écran et annotations : Ouestaf News.
Indications fournies par Meta (Facebook) sur l’auteur de la publication mentionnée. Capture d’écran et annotations : Ouestaf News.

Le court film partagé par Bouba Bdzo Diarra provient à l’origine de la plateforme de partage de vidéos TikTok, comme l’indiquent le logo et le nom d’utilisateur apparaissant dans les quatre premières et les quatre dernières secondes de la vidéo.

Ouestaf News a retrouvé la vidéo sur TikTok sur le compte identifié comme Un Sénégal Nouveau, enregistré sous le pseudonyme « @senegal_aux_senegalai ». Elle y a été publiée le 31 octobre 2024. Au 11 décembre 2024, elle avait suscité plus de 4.700 commentaires, elle avait été « aimée » plus de 50.000 fois et elle avait été partagée plus de 12.000 fois.

Aperçu de la vidéo TikTok mentionnée dans l'article, ayant relayé les allégations vérifiées par Ouestaf News. Capture d'écran et annotations : Ouestaf News.
Aperçu de la vidéo TikTok mentionnée dans l’article, ayant relayé les allégations vérifiées par Ouestaf News. Capture d’écran et annotations : Ouestaf News.

Le même extrait vidéo de Tahirou Sarr a été relayé par d’autres individus ou comptes sur Facebook, sur Instagram, sur X (anciennement Twitter) et d’autres plateformes, signe de sa viralité sur les réseaux sociaux où elle a suscité de vifs débats au Sénégal. Certains ont approuvé les propos de l’homme politique, considérant qu’il ambitionne de protéger les intérêts économiques et sociaux du pays. D’autres les ont condamnés, dénonçant notamment un discours xénophobe et mettant en danger la cohésion sociale au Sénégal et la vie de Sénégalais de la diaspora.

La polémique a été d’autant plus intense que le Sénégal était en période pré-électorale. Des organisations de régulation et d’autorégulation du secteur des médias dans le pays avaient invité les acteurs de la presse à être responsable dans le traitement de tels discours de campagne, et d’éviter de servir de tribune à des messages promouvant la discrimination, l’intolérance, le racisme, l’exclusion d’une communauté ou la haine.

Extrait tronqué d’une vidéo diffusée en direct le 23 octobre 2024

Ouestaf News a procédé à une recherche inversée d’images de l’extrait contenu dans la publication vérifiée en utilisant notamment les outils dédiés InVID-We Verify et Google Images. Les résultats de la recherche ont permis de remonter à la vidéo d’origine : il s’agit d’une intervention devant la presse de Tahirou Sarr le 23 octobre 2024 à Dakar, qui a été diffusée en direct sur YouTube par le compte Sen Teranga. Son enregistrement était accessible au public jusqu’à la mise en ligne de cet article.

La chaîne de Sen Teranga, enregistrée au Sénégal, a été créée en septembre 2015 et elle comptait quelque 153.000 abonnées au 11 décembre 2024, d’après des données de YouTube.

Aperçu de la vidéo d'origine d'où est tiré l'extrait mentionné dans l'article. Capture d'écran : Ouestaf News.
Aperçu de la vidéo d’origine d’où est tiré l’extrait mentionné dans l’article. Capture d’écran : Ouestaf News.

Données extraites de YouTube Data Viewer sur la chaîne ayant diffusé la vidéo d'origine. Capture d'écran : Ouestaf News.
Données extraites de YouTube Data Viewer sur la chaîne ayant diffusé la vidéo d’origine. Capture d’écran : Ouestaf News.

La vidéo intégrale de la déclaration de Tahirou Sarr dure 2 heures et 16 secondes. L’extrait utilisé dans la publication vérifiée s’entend à partir de 48 minutes 30 secondes du début. On peut reconnaître dans l’extrait partagé sur les réseaux sociaux des éléments visuels apparaissant dans la vidéo diffusée par Sen Teranga (même veste et même chemise de l’intervenant, micros à bonnettes bleue et jaune, logo avec feuilles vertes en arrière-plan et une partie du logo de Sen Teranga).

Aperçus annotés de la publication sur Facebook et de la vidéo d'origine sur YouTube mentionnées dans l'article. Collage et annotations : Ouestaf News/CS.
Aperçus annotés de la publication sur Facebook et de la vidéo d’origine sur YouTube mentionnées dans l’article. Collage et annotations : Ouestaf News/CS.

En écoutant l’intégralité de la vidéo de la conférence de presse, l’on constate que l’extrait utilisé a été tronqué, car, dans la vidéo complète, Tahirou Sarr explique que s’il est élu député, il compte soumettre à l’Assemblée nationale plusieurs propositions de lois, dont une qui interdirait aux Libanaises « d’enfanter et d’accoucher au Sénégal de la même manière qu’il est interdit aux femmes noires de le faire au Liban… ». Cela infirme donc la première partie de l’allégation relayée dans la publication vérifiée.

Pas de preuve documentée

L’Assemblée nationale sénégalaise a été dissoute le 12 septembre 2024.

Jusqu’à cette dissolution, aucune loi allant dans le sens de cette allégation n’a été votée au Sénégal, a indiqué Ouestaf News le service de communication de l’institution, interrogé sur le sujet. De même source, aucune proposition ou projet de loi allant dans le sens de l’allégation vérifiée n’a été trouvée dans les archives jusqu’à l’installation des députés élus le 17 novembre 2024. La nouvelle Assemblée nationale sénégalaise a tenu sa première session le 2 décembre 2024, a-t-on constaté.

Lire notre article : « Sénégal – Législatives : tradition démocratique respectée »

Par ailleurs, selon l’Association des juristes sénégalaises (AJS) contactée par Ouestaf News, aucune ébauche de loi de ce type n’a jamais été soumise à l’Assemblée nationale du Sénégal. « Les femmes, qu’elles soient sénégalaises ou étrangères, ont la liberté d’accoucher dans les hôpitaux de leur choix et les cliniques si elles ont les moyens », a déclaré cette organisation qui existe depuis 1974 et milite notamment pour les droits des femmes et leur promotion au Sénégal.

En outre, les recherches effectuées par Ouestaf News n’ont permis de trouver aucune mesure législative ou réglementaire prouvant l’allégation de la déclaration vérifiée : ni décret présidentiel, ni arrêté ministériel.

Pas de loi formelle, mais le « kafala » au Liban

Ouestaf News n’a pas non plus trouvé de loi formelle concernant l’allégation selon laquelle « il est interdit aux femmes noires » d’accoucher au Liban.

Cependant, la recherche dans le cadre de cette vérification a révélé des témoignages selon lesquels des domestiques de différentes origines, incluant des femmes originaires d’Afrique subsaharienne, ont été obligées de quitter le Liban pour accoucher quand elles y sont tombées enceintes. D’après ces récits, ces situations se fondent sur un système dit du « kafala » (ou « de la kafala »), traduit en français comme « parrainage », qui est dénoncé notamment par des organisations de défense des droits humains dont Amnesty International et Human Rights Watch (HRW).

« Au Liban, les travailleuses domestiques migrantes ne sont pas couvertes par le Code du travail. Le cadre juridique qui régit l’entrée, le séjour et le travail de ces personnes dans le pays est le système de kafala », explique Amnesty International dans un rapport publié en 2019 sur « l’exploitation des travailleuses domestiques migrantes au Liban » (sauvegarde d’Ouestaf News ici).

Ce système « se compose d’un ensemble de lois, décrets, arrêtés ministériels, réglementations et pratiques coutumières » concernant « l’entrée et le séjour des étrangers », leur sortie et leur travail, selon cette ONG internationale. C’est « un dispositif de parrainage des personnes migrantes qui est par nature source d’abus et accroît les risques d’exploitation, de travail forcé et de traite des êtres humains, sans laisser aux victimes de réelle possibilité d’obtenir réparation », dénonce Amnesty International dans ce rapport intitulé « Leur maison, c’est ma prison ».

En décembre 2023, HRW a rapporté que le ministère libanais du Travail avait tenté de faire adopter un contrat-type unifié « qui aurait introduit des garanties vitales pour les travailleurs » étrangers. Cette tentative a été bloquée en 2020 par des agences de recrutements de ces domestiques.

Allégations fausses

Après vérification par Ouestaf News, y compris auprès d’associations et de sources parlementaires au Sénégal, il n’existe aucune interdiction d’accoucher au Sénégal faite à des Libanaises par mesure de réciprocité, contrairement aux allégations d’internautes en octobre et novembre 2024.

Ouestaf News n’a pas non plus trouvé de loi formelle concernant l’affirmation selon laquelle « il est interdit aux femmes noires » d’accoucher au Liban.

HD-CS/ts


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