Par Mamadou Cissokho*
A quoi nous sert le droit ? C’est le titre saisissant qu’a choisi Jacques Commaille pour son maitre-livre qui traite de la place du Droit dans les sociétés occidentales. En s’imposant l’expérience de penser l’utilité du droit, Commaille tend un miroir sur lequel chaque juriste-citoyen soucieux des destinées de cette science peut sonder les blessures de celle-ci dans son environnement. Dans le contexte africain, une telle interrogation n’est pas seulement importante mais urgente en raison de l’impopularité et de la mauvaise presse endémique de cette science. De toute évidence, dans le champ des sciences sociales, le Droit reste le corps le plus insulté et le plus méprisé. Pour nombre d’Africains, le droit est une science immonde qui ne produit que du malheur. L’explication à cette mauvaise réputation est simple : le Droit en Afrique dans son expression se vassalise, il se laisse découvrir comme une science inféodée au politique, aux puissants plutôt qu’un bouclier contre l’arbitraire et l’affaissement de l’Etat de droit.
Il sera difficile de combattre cette mauvaise perception tant le Droit échoue en permanence à assumer son imperium devant le politique. Les retouches constitutionnelles, l’hyperjudiciarisation de l’espace public, l’avortement réitéré de l’avènement l’Etat de droit sont les indicateurs les plus éloquents de la faillite du Droit dans sa mission de bâtir des sociétés justes et prospères dans lesquelles la justice, l’égalité et la liberté en constituent le ciment. Cette défaite est symptomatique d’une science incapable de préserver sa virilité devant les assauts immondes du politique. Il suffit de voir la facilité avec laquelle les Constitutions africaines sont modifiées, remodelées et révisées selon le bon vouloir d’un homme pour mesurer l’état dramatique du droit. L’étude menée par le Directeur du département des affaires politiques de l’union africaine (UA) Khabele Matlosa en 2023 fait état en Afrique de 24 tentatives de modifications constitutionnelles entre 2002 et 2023 dont 19 couronnés de succès, soit un taux de 78%. Que dire de la tutelle du parquet sous le ministère de la justice ? De la présence du Président dans le Conseil supérieur de la magistrature ?
En Afrique, la primauté du Droit n’est pas garantie. La souveraineté de celui-ci est restreinte, et souvent torpillée par le bon vouloir d’un homme. L’humiliation du Droit en Afrique est si permanente que son respect suscite parfois étonnement. La liesse suscitée par la récente décision du Conseil constitutionnel du Sénégal validant la candidature du Président Bassirou Diomaye Faye en est un exemple. Si dire correctement le Droit peut valoir à ses auteurs un statut de héros, alors il y a de quoi s’inquiéter pour l’avenir de ce pays. Au Sénégal, il faut le dire, la dignité du Droit est loin d’être préservée.
Mais au-delà de ce constat lugubre, il nous faut réfléchir sur les raisons de cette décadence du Droit sous nos cieux. Qu’est-ce qui explique cette vassalité ? Est-ce le Droit en tant que science qui est incapable de se défendre face à la perfidie des hommes ? Ou parce que celles et ceux qui l’incarnent sont incapables de défendre sa dignité ? Ou parce que le Droit en Afrique est particulièrement conçu pour s’inféoder au pouvoir politique ? Cette dernière hypothèse, au vu de ce qui se fait en Afrique, notamment au Sénégal, semble vraie. Hormis quelques cas isolés à ne pas surévaluer, le constat général est que le Droit au Sénégal subit les caprices du politique.
Au pays de la Téranga, jouer avec la Constitution, texte suprême ciment de notre contrat social, est devenu une chose assez commune à tous les régimes qui se sont succédé. L’humiliation subie par le droit au Sénégal se lit à travers son hypermobilisation par le politique souvent au service de projets funestes d’un régime en place. Cette inféodation du Droit au politique a constamment fait l’objet d’interpellations de la communauté du savoir juridique. Il est pour le moins surprenant de constater que qu’après deux alternances, les querelles politiques les plus vives dans l’espace public sénégalais restent encore liées à la bonne application ou non du Droit. C’est dire combien l’épure du Droit reste encore un chantier ouvert et la question « faut-il bruler les Facultés de droit du Sénégal ? » une grande actualité.
Le plus terrifiant en ce moment, c’est de constater la menace d’un retour du même. Ce même ici n’est pas forcément le retour des manipulations constitutionnelles ou des terreurs carcérales des régimes Sall et Wade mais la mobilisation de la science du Droit au centre des querelles politiques. Une loi d’amnistie selon toute apparence conçue comme un piège politique pour l’actuel régime déchaine les passions. La loi, l’article, l’alinéa… bref la règle de droit au centre du débat public, c’est du déjà-vu. Sommes-nous partis pour revivre le même bruit strident et contreproductif autour du Droit ? Rien ne permet de l’affirmer pour le moment. Ce qui, au contraire, reste tout de même certain, c’est l’omniprésence du Droit dans l’actualité médiatique depuis l’accession au pouvoir du régime Faye.
L’étouffement du Droit par le politique est une réalité perceptible presque partout en Afrique. En Côte d’Ivoire, en République de Guinée, en Guinée-Bissau, au Gabon…la maltraitance des textes juridiques est à l’heure actuelle à son paroxysme. Comme à chaque période électorale, c’est la foire aux « tailleurs » constitutionnels, aux juristes rentiers du système pour humilier le Droit, vider sa substance et le déshonorer publiquement. Finalement quoi d’étonnant si les juristes toutes professions confondues sont si peu aimés ? Quoi d’étonnants si certains questionnent encore l’utilité du Droit sous nos cieux – surtout quand les principaux tortionnaires du savoir juridique sont souvent ceux/celles qui s’identifient à ce domaine (Professeurs de droit, magistrats, avocats…) ; quand celles et ceux qui sont censés faire vivre cette science, défendre sa dignité sont ceux qui content des sornettes sur son contenu pour des intérêts personnels ?
La fragilité du Droit face au politique existe parce que la communauté du savoir juridique le permet. « Le déclin du Droit de sa fabrique à son exécution en passant par son enseignement » que dénonçaient certains universitaires est l’œuvre des juristes eux-mêmes. Toute satrapie pour réussir a besoin dans ses rangs de ces derniers qui assument la honteuse mission de « tailleurs ». Et quand on regarde l’entourage des présidents africains qui se sont succédé, on ne peut ne pas remarquer certains « grands noms du Droit », prêts à déshonorer la science juridique pour asseoir le pouvoir de leurs « bienfaiteurs ». Le Droit en Afrique est victime de celles et ceux qui l’incarnent. Son grand mal réside là. Si ces derniers restent debout, le Droit sera debout, s’ils se couchent, le Droit est à terre.
* Mamadou Cissokho est doctorant en droit privé à l’Université Cheikh Diop de Dakar. Il est l’auteur de l’essai L’Afrique (en)quête de renaissance paru aux Editions Elma en 2022.
Voulez-vous réagir à cet article ou nous signaler une erreur ? Envoyez-nous un message à info(at)ouestaf.com.