Ouestafnews – Suite à la parution le 22 janvier 2018 par Oxfam de son rapport sur les inégalités économiques dans le monde, Ouestafnews vous propose ici un entretien exclusif avec Adama Coulibaly, Directeur régional pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre à Oxfam International. Avec M. Coulibaly, nous revenons sur certains aspects de ce rapport intitulé «Partager la richesse avec celles et ceux qui la créent» et notamment son impact réel.
Ouestafnews – Hormis quelques rares exemples en Afrique du Sud et au Nigeria votre rapport parle très peu de l’Afrique, ne participez-vous pas de cette façon à la marginalisation continue du continent ?
Adama Coulibaly – Non, nous ne marginalisons pas le continent Africain. Nous mettons tout simplement les projecteurs sur deux des pays les plus inégales en Afrique : l’Afrique du Sud et le Nigeria.
En effet, en Afrique Subsaharienne, l’Afrique du Sud et le Nigeria sont classés respectivement premier et dernier dans l’indice de l’engagement à la réduction des inégalités qu’Oxfam a publié en juillet 2017. Depuis Nelson Mandela, l’Afrique du Sud a beaucoup réduit les inégalités, mais il reste encore beaucoup d’efforts à fournir pour réduire les écarts entre les riches et les autres. Par contre au Nigeria les inégalités s’accroissent.
Ouestafnews- Le rapport réfute en partie la thèse selon laquelle les fortunes sont le fruit « du travail et du talent », que diriez-vous des gens comme Bill Gates, Mark Zuckerberg, Mo Ibrahim, et d’autres dans la même catégorie ?
A. C – Oxfam n’est pas contre la richesse. Oxfam est contre la pauvreté. En plus, Oxfam ne juge pas les personnes. Nous soulignons la manière dont notre système économique défaillant permet à une poignée d’individus d’amasser des fortunes immenses au détriment du reste de la société. Les rétributions dont jouissent les grands patrons et les milliardaires vont bien au-delà de ce qui peut être raisonnablement considéré comme un juste retour de leur talent et de leur travail. Et contrairement aux idées reçues, beaucoup de « super-riches » ne doivent pas leur fortune à leur talent ou à un travail acharné. Selon Oxfam, la fortune des milliardaires est pour les deux tiers le fait d’héritages, de situations de monopole et de relations de népotisme.
Ouestafnews- Parmi les milliardaires sur le continent figure justement Mo Ibrahim cité précédemment, il a mis en place une fondation qui, comme Oxfam, travaille sur les questions de gouvernance, lui dénierez-vous la légitimité parce qu’il est milliardaire ?
Mais comme l’a dit Saint Augustin, « la charité ne remplace pas la justice ». Nombre de grandes fortunes, dont Mo Ibrahim, le reconnaissent. Parmi les œuvres de sa fondation, nous pouvons citer l’index sur la gouvernance africaine et le programme de bourses de leadership de la fondation Mo Ibrahim. D’autres grandes fortunes, dont Bill Gates et Warren Buffet, l’ont aussi compris. Mais force est de reconnaître qu’ils sont des exceptions.
Ouestafnews-Le rapport évoque l’évasion fiscale avec 170 milliards de dollars qui quittent annuellement les pays en développement. Nos pays en Afrique sont-ils suffisamment outillés au niveau humain et matériel pour y faire face ? Surtout si on sait que même les pays dits développés n’y parviennent pas, ou alors avec des limites.
A.C – Il est vrai que les progrès sont lents. Les mesures prises ne sont pas à la hauteur des défis. Mais depuis le scandale des Panama Papers en avril 2016, il y a des avancées notables dans la lutte contre l’évasion fiscale des multinationales.
Par exemple, en 2017, plusieurs pays africains, dont le Sénégal, ont signé la convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices. Cette convention va entraîner un changement important des pratiques.
Ouestafnews- Oxfam appelle à un renforcement de la fiscalité pour les plus riches et les grandes entreprises, mais ceci ne risque-t-il pas d’encourager l’évasion fiscale ou tout simplement de chasser les investisseurs ?
A.C – Non. Le Moniteur des finances publiques, publié par le FMI, a indiqué qu’une hausse des prélèvements fiscaux pour les contribuables à hauts revenus constitue un moyen efficace de réduire les inégalités sans nuire à la croissance économique.
D’après les Nations-unies, les pays d’Afrique perdent chaque année près de 50 milliards de dollars à cause de l’évasion fiscale. C’est plus de 7 fois le budget du Sénégal 2018.
Cette hémorragie fiscale doit cesser. Les Etats africains doivent s’assurer que les multinationales et les riches paient leur juste part d’impôt en augmentant leur taux d’imposition et en renforçant les mesures de lutte contre l’évasion fiscale.
Ouestafnews- Dans des pays comme le Sénégal, l’Etat fait parfois des exonérations fiscales à de grandes entreprises publiques, ce fut le cas récemment pour le Port de Dakar et parfois pour de secteurs comme les médias, seriez-vous opposés à de telles mesures si elles sauvent des entreprises en difficulté ?
A.C – Prendre des mesures pour sauver une entreprise en difficulté de la faillite et sauvegarder ainsi des emplois est une cause noble. Mais ces mesures d’accompagnement doivent être conditionnées et limitées dans le temps. Par exemple, l’état doit mettre en place des mesures pour limiter la rémunération des actionnaires et des dirigeants d’entreprise, et garantir aux travailleuses et travailleurs un salaire minimum « vital », permettant une qualité de vie décente.
Ouestafnews- Cela fait des années que vous faites ce rapport, hormis la médiatisation extrême, pensez-vous réellement qu’il a un impact dans la gouvernance mondiale et qu’il apporte les corrections souhaitées aux inégalités dans le monde, puisque vous-mêmes vous dites que la tendance à l’accumulation par les riches se poursuit ?
A.C- Il faut reconnaître que de grands progrès ont été accomplis en matière de réduction de la pauvreté extrême, ce dont on peut se réjouir. Mais ces progrès sont désormais menacés par les inégalités. La Banque mondiale a été claire : à moins de combler le fossé entre les riches et les pauvres, l’objectif d’éradiquer la pauvreté extrême d’ici 2030 ne pourra pas être atteint. Quelque 200 millions de personnes vivront toujours avec 1,90 dollar par jour (seuil de pauvreté extrême).
Oxfam continuera à dénoncer cette injustice. En même temps, Oxfam travaille avec les gouvernements pour prendre les mesures afin que nos économies bénéficient à toutes et tous, et non à quelques privilégiés seulement.
Oxfam ne peut pas gagner ce combat toute seule. C’est pourquoi nous invitons les citoyennes et citoyens du monde entier à rejoindre la campagne « À égalité ! » et réclamer avec nous une économie centrée sur l’humain, qui bénéficie à toutes et tous, et non à quelques privilégiés seulement.
Ouestafnews – Votre rapport a été critiqué par le passé pour la méthodologie utilisée, celle-ci a-t-elle évolué ?
A.C –Suite à la publication de son nouveau rapport « Partager la richesse avec celles et ceux qui la créent », Oxfam a reçu beaucoup de messages de soutien de chercheurs imminents tels que Jeffrey D. Sachs, professeur à l’Université de Columbia, directeur du réseau des solutions pour le développement durable des Nations unies. Nous avons étudiés trois domaines de recherche dans le cadre de ce rapport, à savoir : Les tendances en matière de revenu et de richesse des plus fortunés et les estimations concernant leur évasion fiscale.
La perception du public quant aux inégalités dans dix pays. Et aussi, la comparaison entre les dividendes versés aux actionnaires, la rémunération des PDG et la rémunération du reste des travailleurs. Et comme source de données, Oxfam a beaucoup utilisé le rapport annuel 2017 du Crédit Suisse sur la richesse mondiale, le Global Wealth Databook.
Ouestafnews – Vous vous penchez chaque année sur la question des inégalités dans le monde pour la dénoncer, c’est fort louable. Question qui pourrait fâcher : prêche–t-on par l’exemple à Oxfam ? Par exemples les salaires y seraient-ils plus équitablement distribués qu’ailleurs, entre le sommet et la base ? Entre un employé du siège et un agent au Sri Lanka ou à Ouagadougou ?
A.C- La politique de rémunération à Oxfam vise à assurer, la compétitivité externe pour nous permettre d’attirer les meilleurs collaborateurs et retenir les plus performants d’entre eux ; L’équité interne en offrant des salaires équitables selon l’expérience et la performance ; et L’équilibre financier pour éviter une progression trop rapide de la masse salariale. Nous réalisons une enquête de salaire basée sur le marché tous les deux ou trois ans en relation avec les meilleurs comparateurs d’Oxfam. Nos salaires occupent une position médiane du marché.
Ouestafnews – Cela ne répond pas à la question. Plus concrètement est ce que les niveaux de salaires entre le sommet et la base sont équitables à Oxfam ? N’y a-t-il pas des gens qui touchent, par exemple, cinq fois plus que d’autres ?
A.C- Permettez-moi de donner un peu de contexte. Le travail sur les inégalités est au cœur du travail d’Oxfam. Nous devons donc nous assurer que celui-ci est reflété dans nos principes de rémunération. C’est pour cette raison que depuis 2014, le conseil de direction d’Oxfam a approuvé un cadre commun de rémunération contenant plus d’une dizaine de principes. Ces principes constituent la base de notre politique de rémunération commune. Un centre d’expertise, abrité au sein du secrétariat d’Oxfam, veille à l’application de ces principes par tous les pays.
Au vu donc de ce qui précède, les salaires entre le sommet et la base à Oxfam sont équitables. Et contrairement à ce que les gens peuvent penser ; à parité de pouvoir d’achat (PPA), les employés du secrétariat de Oxfam ou de nos affiliés du nord ne sont pas mieux payés que ceux des pays programmes du sud tel que le Sénégal, le Mali ou le Burkina. En ce qui concerne les rémunérations du personnel de la région Afrique de l’Ouest que je dirige et pour laquelle je peux me prononcer, je peux aussi vous confirmer que, dans les pays que nous couvrons y compris le Sénégal, les écarts de salaires entre les catégories d’emploi fluctuent entre 30% et 70% au maximum.
Ces écarts nous permettent une compétitivité externe tout en assurant l’équité à l’interne. Comme indiqué dans notre communiqué de presse, «quatre jours suffisent au PDG de l’une des cinq premières marques mondiales de mode pour gagner ce qu’une ouvrière de la confection bangladaise gagnera au cours de sa vie. Aux États-Unis, en à peine plus d’une journée de travail, un PDG gagne autant qu’un simple ouvrier en une année ». Ce sont de tels écarts qui défient la conscience humaine qu’Oxfam dénonce.
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