Sans économies locales fortes, pas d’émergence possible (économiste)

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Ouestafnews – Le concept d’émergence est à la mode en Afrique. A preuve, la 2e édition de la Conférence internationale sur l’émergence de l’Afrique vient d’être clôturée à Abidjan. L’économiste que vous êtes donne-t-il du crédit à ce concept pour développer l’Afrique?

El Hadji Mansour Samb – Le problème des leaders africains c’est qu’ils n’ont jamais eu de stratégies propres. On nous avait imposé les Plans d’ajustement structurel (PAS). Le plan d’émergence que l’on chante actuellement est similaire à ces fameux PAS.

Les Plans et programmes de développement sont des stratégies concoctées, la plupart du temps, par des entités appelées cabinets de conseils en management et stratégie. Comme par exemple le cabinet Mckinsey (NDLR : cabinet qui a conçu le PSE).

Ces cabinets font ce que l’on appelle des projets à haute intensité technologique qui ne peuvent pas être exécutés par nos tissus économiques locaux. D’où le recours aux entreprises marocaines, françaises, turques et chinoises. Donc, à l’image des Plans d’ajustement structurel qui avaient permis aux entreprises étrangères de venir pomper nos économies, les stratégies d’émergence vont également permettre aux entreprises étrangères de venir s’accaparer de notre économie.

Ouestafnews – Vous avez publié courant mars 2017, un ouvrage intitulé « Les limites du Plan Sénégal Emergent ». Quels sont ces limites ?

El Hadji Mansour Samb – La première limite réside dans la politique économique. Le Plan Sénégal Emergent (PSE), avec un coût estimé à 9687 milliards de francs CFA, compte sur l’investissement public pour se réaliser. Mais on s’interroge (…) : où est-ce que l’Etat va trouver de l’argent pour son financement dans un contexte où le Sénégal ne dispose pas de ressources minières comme le pétrole et au même moment faire face à la dépense publique.

C’est pourquoi, l’Etat à recours aux taxes et à l’endettement. Aujourd’hui, les entreprises locales se plaignent des taxes qui les étouffent. On a au Sénégal une pression fiscale de 20% alors que la limite fixée par l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest africaine) est de 17%. A cela s’ajoute un service de la dette qui est actuellement à 680 milliards francs CFA.

En résumé on a une pression fiscale dictée par le besoin de financement du PSE. Et cela casse le tissu économique local. Le ministère de l’Economie et des Finances, dirigé par un inspecteur des impôts, est en train de mettre une pression sur les entreprises pour assurer le financement du PSE et ses 27 projets phares.

Ouestafnews – Les petites et moyennes entreprises (PME) représentent 90% du tissu économique du pays. Quels sont les risques auxquels les expose cette pression fiscale.

EHMS – Les PME sont fortement soumises à des taxes. Et le paradoxe est qu’au même moment, ce sont les entreprises étrangères qui captent les marchés. Or, on ne peut pas prétendre à une émergence avec un secteur secondaire qui ne marche pas. C’est le secteur secondaire qui prend les produits du primaire, les transforme et les verse dans le tertiaire. Ce secteur secondaire est la voie de transmission de l’économie. Mais au Sénégal, la taxation est très lourde. Actuellement, on est à 30% d’impôt sur les sociétés. Et cela pèse sur la trésorerie des entreprises.

Près de nous en Côte d’ivoire, les impôts sur les sociétés sont à 25%. Mieux, sur l’année fiscale 2017, beaucoup de taxes ont été supprimées pour les entreprises. (…)

Ouestafnews – Le ministre délégué au budget affirme que le PSE ne cesse d’enregistrer des succès et déjà 5250 milliards de francs CFA ont été mobilisés auprès des bailleurs depuis février 2014. Cela n’écarte-t-il pas vos craintes quant à la réussite de ce plan ?

EHMS – Cette mobilisation de fonds dont parle le ministre délégué au budget est une dette. Or ce n’est pas l’argent mobilisé qui est important, mais plutôt le taux d’absorption. Il y a une différence à faire entre le taux de mobilisation et le taux d’absorption. On peut mobiliser 4000 milliards mais ce qui est important, c’est de savoir est-ce que l’économie est capable d’absorber 4000 milliards. Il faut que les autorités communiquent sur le taux d’absorption. Il y a de réelles difficultés à ce niveau car (elles) sont incapables d’aller à 20% de taux d’absorption.

Ouestafnews – Vous vous inquiétez de l’endettement alors que le Sénégal est dans les limites fixées par l’Uemoa et que sa dette est considérée comme viable. Pourquoi ?

EHMS- Parce qu’il faut penser aux générations futures. Abdoulaye Wade a laissé un taux d’endettement de 35%. Aujourd’hui on est à un taux de 57%. Le Burkina Faso est à 35% et la Côte d’Ivoire à moins de 40%, loin de la limite des 70% fixée par l’Uemoa. Est-ce que vous savez que ces pays ont plus de marge de manœuvre que le Sénégal. La dette est un instrument de financement. Quand le Sénégal est à plus de 50%, les autres sont à moins 40%. Et d’ici à dix ans, ils pourront utiliser la dette pour se financer. Que fera le Sénégal en ce moment ?

Ouestafnews – Sous Macky Sall, le Sénégal ne parle que de grands projets d’infrastructures dont le plus vanté est le Train Express Régional (TER). Ce projet confié à un trio d’entreprises françaises a-t-il sa raison d’être ?

EHMS – Il faut que les projets soient adaptés au niveau et au profil de nos économies. Le Sénégal est un pays moyennement avancé, on est dans la dernière catégorie. Au niveau de l’indice de développement humain (IDH), on est dans la catégorie faible. Ce TER, va coûter plus de 500 milliards de francs CFA. C’est un train qui va passer dans des zones comme Thiaroye, Yeumbeul, Pikine, etc, où sévit une grande pauvreté. Le TER constitue certes une avancée pour le secteur des chemins de fer mais ne vas pas changer la vie des populations et les difficultés du quotidien. Il s’agit ici d’une modernisation. Et la modernisation ce n’est pas le développement.

Ouestafnews – Nous sommes dans un contexte où le débat fait rage sur le retrait ou non de la zone CFA. Sans autonomie monétaire, l’émergence est-il possible pour les pays comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire?

EHMS – Tous les pays qui ont émergés ont une souveraineté monétaire. C’est le cas des pays asiatiques. Aujourd’hui, on est dans un monde en crise et on utilise la monnaie pour relever le niveau des économies. Par exemple pour faire face à la crise économique, le Nigeria a dévalué sa monnaie de 30% par rapport au dollar en 2016. Cela a eu des conséquences néfastes pour l’économie du Bénin qui effectue 75% de ses transactions avec le Nigeria voisin. Avant la dévaluation, un franc CFA valait 2,90 nairas (la monnaie nigériane). Maintenant après la dévaluation, un franc CFA vaut 90 nairas. Conséquences, la valeur des exportations béninoises vers le Nigeria a actuellement baissé. Par exemple, quand un Béninois exportait au Nigeria et gagnait un milliard de francs CFA, avec la dévaluation du naira, il empoche désormais entre 600 et 700 millions de francs CFA. Or, si le Bénin avait sa propre monnaie en lieu et place du franc CFA, il allait tout simplement dévaluer sa monnaie et rester avec les mêmes bénéfices.

Ouestafnews – Y a-t-il des pays africains aspirant à l’émergence qui sont sur la bonne voie?

EHMS – Ces 15 dernières années, tous les pays qui ont émergé sont des (pays) asiatiques, parce qu’ils se sont appuyés sur des tissus économique locaux. En Afrique, il y a un seul pays qui tend vers l’émergence, c’est le Maroc. Ce pays a un tissu économique local très fort. Au Maroc, que ce soit dans la grande distribution, les hydrocarbures, les banques… ce sont les entreprises locales qui (y) dominent. Après avoir réussi cette étape, les entreprises marocaines sont actuellement à la conquête de l’Afrique subsaharienne. Pourquoi dans nos pays, on n’a pas de stratégies pour construire des économies locales fortes et aller vers l’export ? Voilà le problème de nos pays. Et tant qu’on n’aura pas relevé ce défi, on ne pourra jamais émerger.

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