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Médicaments de la rue: ça continue de plus belle !

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Ouestafnews – Le marché noir du médicament est un phénomène très présent en Afrique de l’Ouest. Du géant nigérian aux petits poucets de la sous-région, aucun pays n’est épargné. Au Sénégal, ce commerce illicite semble avoir de beaux jours devant lui. Située dans la région de Diourbel dans le centre du pays, la cité religieuse de Touba est le centre névralgique de ce trafic qui s’y déroule en toute impunité. Qu’est-ce qui explique la persistance du phénomène ? Qui ravitaille ce marché ? Pourquoi l’Etat sénégalais est si réticent à agir ? Quels sont les blocages en termes de législation ? Ouestaf News a tenté de savoir.

Sous une chaleur de plomb, Modou Cissé, s’échine à déballer de gros cartons blancs. Petit à petit, le contenu se laisse voir : des rouleaux infinis de gélules jaune et rouge, sans étui ni boite, mais simplement ceints à l’aide de fils élastiques. Il s’agit d’Amoxiciline, un antibiotique, très prisé, vendu à 500 FCFA la tablette, contre 700 FCFA dans les officines de pharmacies.

Vendus au grand air sur des étals dans les marchés, dans des boutiques de fortune, les médicaments de la rue sont en réalité un commerce comme les autres à Touba. L’échoppe de Modou fait partie des dizaines de points de ventes illégaux qui entourent l’hôpital Matlaboul Fawzeyni de Touba.

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A Touba, le business illégal du médicament rime avec omerta. Pour notre jeune interlocuteur pas question d’évoquer l’origine de sa marchandise, il refuse même de préciser si l’échoppe lui appartient ou pas.

«Ces produits ne sont pas faux, ce sont les mêmes que vous trouvez dans les pharmacies, seulement nous on vend à des prix plus abordables», lance-t-il d’une voix guttural, tout enfonçant des paquets de Doliprane dans une sacoche noire.

Pour les acteurs du marché noir, pas question de s’adresser à un journaliste. Les quelques mots arrachés au jeune Modou Cissé sont dus à une astuce de notre part. Le nom d’un médicament imaginaire griffonné sur un morceau de papier nous a permis d’ouvrir le dialogue avec ce dernier qui de prime abord, nous a pris pour un acheteur.

Une tactique qui n’a pas été partout payante, mais qui nous a permis de jeter un regard fouineur sur une dizaine de points de vente dont aucun ne remplit les conditions de salubrité que requiert le maniement d’un médicament.

A priori, il est facile d’induire en erreur le visiteur, car la plupart de ces pharmacies clandestines ont un décor identique à celui des officines légales, avec la devanture peinte en vert et blanc, agrémentée de l’enseigne lumineuse en forme de croix, et même parfois, d’un caducée souvent maladroitement reproduit.

Pour se différencier de ces fraudeurs, les vrais pharmaciens prennent le soin de bien préciser sur leurs panneaux, leur titre de docteur et leurs noms en plus d’un numéro de téléphone fixe pour certains.

«On compte pas moins de 350 fausses pharmacies contre 41 officines régulières», nous indique Dr. Adiouma Diouf, le secrétaire général de la section régionale du Syndicat des pharmaciens privés que nous rencontrons dans son officine, située vers la sortie de la ville.

La région de Diourbel dont dépend administrativement la ville de Touba ne compte officiellement que 72 pharmacies.

Dr Diouf tient avant tout à relativiser l’idée selon laquelle les prix sont plus accessibles dans le marché noir. «Ces gens-là vendent du faux et le mauvais médicament n’a pas de valeur», martèle-t-il. Pour ce pharmacien qui regrette les conséquences néfastes sur la santé des populations, il importe de savoir que «tout médicament sorti de son circuit normal est considéré comme un médicament défectueux (…) du fabricant au pharmacien, toutes les étapes obéissent à des normes spécifiques».

Rencontrée à côté d’un des nombreux points de vente illégaux où elle vient de se ravitailler, Soukeyna Dieng tient dans sa main deux sachets blancs, remplis de médicaments, avec le caducée vert des pharmaciens gravé dessus. Un autre élément qui peut prêter à confusion. Mais dans les alentours du marché Occas de Touba, cette scène est plutôt banale. «Je me ravitaille ici depuis des années, en plus mon vendeur je le connais très bien, on a habité pendant très longtemps dans le même quartier ici à Touba», déclare cette dame qui exerce le métier de couturière.

Absence de volonté politique ?

Pour beaucoup d’observateurs, l’Etat a une grande part de responsabilité dans ce qui se passe à Touba. Chaque fois que les Douanes ou la Gendarmerie sénégalaise fait une saisie, le Syndicat et l’Ordre ruent dans les brancards pour étaler les mêmes dénonciations et formuler les mêmes exigences vis-à-vis de l’Etat : «fermer les dépôts clandestins à Touba, criminaliser la vente illicite de médicaments…». Les Sénégalais ont acquis l’habitude d’entendre ces doléances des pharmaciens privés qui traduisent une certaine impuissance.

En novembre 2017, la saisie d’une cargaison de faux médicaments à Touba Bélél (dans la banlieue de Touba) avait abouti à un procès considéré comme le premier du genre au Sénégal. Dans cette affaire, la justice a prononcé, le 04 décembre 2018 des verdicts inédits de 7 et 5 ans de prison ferme contre les deux convoyeurs, arrêtés lors de la saisie.

Tout en saluant cette décision de justice, les pharmaciens privés sont restés sur leur faim. Pour le président du SPPS, l’enquête n’a pas été poussée à bout, ce qui aurait permis de remonter jusqu’aux propriétaires de la marchandise.

«L’application stricte de la loi», est pour Dr. Assane Diop, l’unique moyen de «mettre fin à ce fléau». Pour les pharmaciens, il est illusoire de prétendre mettre fin au phénomène tant que les dépôts seront ouverts à Touba.

Au ministère de la Santé, le Directeur de la Pharmacie et du Médicament (DPM), Dr. Amadou Moctar Dieye n’est pas aussi pessimiste. Il pense que le trafic a plutôt baissé. Pour souligner la bonne volonté de l’Etat à faire ce qu’il faut, le docteur Dieye cite l’action «des forces de défense et de sécurité qui traquent les contrevenants», et surtout le verdict inédit du procès de Touba Bélél. Lors de ce procès, la justice qui avait l’habitude de prononcer des peines légères en pareilles circonstances, a servi selon certains observateurs un verdict exemplaire.

Mais cette décision de justice a-t-elle été dissuasive pour autant ? Pourquoi les enquêteurs n’ont pas poussé à bout leur investigation afin de démanteler tout le réseau?

Courant mars 2019 soit quatre mois après l’issue de ce procès, pas moins de trois saisies d’envergure ont été opérées par la Douane, notamment à Foundiougne dans le centre du pays, où la marchandise a été évaluée à 1,04 milliard FCFA. Ces dernières saisies, suivies d’arrestations, montrent que le verdict du procès des convoyeurs de Touba Bélel n’a pas dissuadé tous les contrevenants. En matière de lutte contre l’exercice illégale de la pharmacie, l’Etat sénégalais affiche un bilan plutôt mitigé.

    Saisies records de faux médicaments au Sénégal entre novembre 2017 et mars 2019

En 2009, la décision prise par le gouvernement de fermer Keur Serigne Bi (un célèbre marché parallèle situé au cœur de Dakar) n’a pas été suivie d’effet. D’autre part la dernière campagne nationale de sensibilisation contre les médicaments de la rue remonte à 2016. Au cours de cette même année, un Comité national de lutte contre le faux médicament et l’exercice illégal de la pharmacie avait été mis en place par le ministère de la Santé.

Ce comité composé de représentants de l’Etat, de médecins et de vétérinaires entre autres n’a jusqu’ici fourni aucun bilan de son action, malgré l’annonce dès sa création de la mise en place d’une stratégie nationale de lutte contre les faux médicaments.

Contacté par Ouestaf News, le président du Comité, Me Massokhna Kane par ailleurs président de l’association SOS consommateurs n’a pas donné suite à notre demande d’entretien.

Lobbies maraboutiques ?

Touba compte 600.000 habitants, selon un document de l’Agence nationale chargée de la promotion de l’investissement et des grands travaux (Apix). De petit village religieux à sa création, la ville de Touba est devenue aujourd’hui l’une des plus grandes villes du Sénégal de par sa démographie. La deuxième après Dakar, disent certains. Fief de la confrérie musulmane des Mourides, l’autorité du Khalife général de la confrérie y prévaut sur celle de l’administration publique.

Cette situation complique et limite l’action des forces de l’ordre et des autres services de l’Etat, et explique en partie les failles dont profitent les trafiquants.

En 2017, le Syndicat des pharmaciens privé du Sénégal avait lancé l’alerte, s’en prenant à des «lobbies maraboutiques». Sans nommer personne, le syndicat avait déploré «l’impunité» dont jouissent les personnes interpellées. C’était avant le procès de Touba Bélél.

«Une impunité qui persiste du fait de puissants lobbies maraboutiques et politiques», avait dénoncé devant la presse en 2017, Dr. Khady Cissé, alors présidente du Syndicat des pharmaciens privés du Sénégal.

Les pharmaciens privés qui dénoncent le lobby maraboutique en veulent pour preuve ce qui s’est passé à Darou Mousty (commune très proche de Touba, mais dépendant de la région de Louga) lors de l’opération Heera, coordonnée par Interpol.

Dans le cadre de cette opération transnationale, la gendarmerie sénégalaise avait reçu l’ordre de restituer une saisie de 1,2 tonnes de faux médicaments. Non seulement la prise a été rendue 24 heures après la saisie, mais les convoyeurs arrêtés ont aussi été remis en liberté.

Menée dans sept pays ouest africains (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Mali, Niger, Nigéria et Togo) entre le 15 mai et le 17 juin 2017, l’opération Heera a permis au total la saisie de 420 tonnes de médicaments, estimées à 21,8 millions de dollars, selon les chiffres disponibles sur le site web d’Interpol.

Dans un échange de courriels avec Ouestaf News, le service de lutte contre la contrefaçon d’Interpol précise que ce bilan ne prend pas en compte les saisies faites au Sénégal. Du coté des autorités étatiques, il est rare d’entendre une voix évoquer ce qui se passe à Touba. Le sujet étant plutôt tabou.

En plus de l’attitude déroutante des autorités à Darou Mousty, le Sénégal contrairement aux autres pays, avait accusé un retard d’un mois dans l’organisation de l’opération Heera. La ville de Touba, sous prétexte d’un contexte «sensible» est en effet toujours exclue de ces opérations menées sous la houlette d’Interpol.

Toutefois, dans une interview avec la TFM (télévision privée locale), le porte-parole de la confrérie des Mourides, Serigne Bassirou Mbacké a démenti l’implication de familles maraboutiques dans ce commerce illicite.

«Des centaines de personnes vivent et s’activent dans ce commerce, on ne peut y mettre fin d’un coup, il va falloir engager le dialogue», avait-il soutenu. Pour l’Ordre et le Syndicat des pharmaciens privés, le phénomène ne peut être enrayé tant que les points de ventes de Touba ne sont pas fermés.

Les pharmaciens privés qui sont en première ligne de cette lutte contre les médicaments de la rue, ne sont pas aussi tous exempts de reproches. Le cas de propriétaires d’officines véreux qui se ravitaillent et ravitaillent parfois le marché noir est attesté. Ce que confirme d’ailleurs Dr. Adiouma Diouf qui précise qu’il s’agit d’une minorité dont certains ont été radiés de l’Ordre des pharmaciens.

Comment le marché est-il ravitaillé?

Au niveau d’Interpol, on insiste avant tout sur le caractère «transnational» du phénomène. «Les circuits d’approvisionnement partent de l’Asie pour aboutir aux ports des pays littoraux avant que les produits ne soit acheminés par route vers les pays enclavés», explique dans un courriel, le bureau d’Interpol en charge de la lutte contre les marchandises illicites.

Selon la même source, «les routes à l’intérieur de l’Afrique de l’ouest sont nombreuses. Les médicaments illicites entrent par contrebande ou par route où les contrôles sont  insuffisants voire inexistants».

L’Organisation Mondiale des Douanes (OMD) se veut plus précise en soulignant que le marché du faux médicament en Afrique se ravitaille principalement en Inde et en Chine. La saisie de Touba Bélél d’une valeur de 1,3 milliards FCFA provenait de la Guinée, de l’aveu même des convoyeurs qui avaient réussi à traverser la frontière avant d’être appréhendés.

En mars 2019, la cargaison saisie à Foundiougne contenait essentiellement du faux «Puregrey» (un aphrodisiaque à base de Sildenafil, un générique du Viagra), évalué à 1,4 milliard FCFA par la Douane. Ce produit se vend parfois jusqu’à 5000 FCFA la boite dans le marché noir.

Dr. Assane Diop, voit dans cette affaire un démenti par rapport à ceux qui soutiennent que la cherté du médicament dans les pharmacies justifie la prolifération du marché parallèle. «Les génériques du Viagra sont dans les officines et coûtent moins de deux mille FCFA», soutient-il.

L’idée répandue selon laquelle, le prix des médicaments dans les officines est hors de portée des plus démunis est aussi rejetée par la DPM. «Il y a beaucoup de médicaments pas chers en pharmacie comme les médicaments génériques qui sont même plus nombreux en pharmacie que les médicaments de référence», note Dr. Amadou Moctar Dieye. Et le directeur de la DPM d’ajouter : «il y a plus de 270 médicaments dont les prix ont baissé, parfois jusqu’à 65 et 70%».

Médecin, spécialiste en santé publique, Dr. Mohamed Lamine Ly, lui n’est pas totalement convaincu. «Si les génériques sont effectivement bon marché, leur disponibilité pose problème. Et on est loin de satisfaire la demande des usagers, dont certains se rabattent sur le marché illicite des médicaments», avance-t-il dans un entretien accordé à Ouestafnews. Un problème qui est particulièrement le fait de la branche publique du secteur qui se caractérise par de fréquentes ruptures de médicaments.

Le marché des médicaments de la rue au Sénégal, est estimé par les pharmaciens privés à 12 milliards FCFA par an. A l’échelle mondiale,  des observateurs parlent même d’un trafic désormais plus lucratif que celui de la drogue. Au Sénégal, il n’existe pas encore d’étude consacrée aux méfaits des médicaments de la rue sur la santé des populations. Toutefois sur l’ensemble du continent africain, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), indique que près de 100.000 décès par an sont liés aux médicaments contrefaits.

Lire aussi : le marché du médicament, autopsie d’un secteur en crise

MN/ts

 


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